
Quels sacrifices sommes-nous prêts à consentir pour financer, exécuter et assumer la transition énergétique, c’est-à-dire une gigantesque décarbonation de l’économie et de la société ? C'est le sujet qu'a choisi de traiter la rédaction de Pour l'Éco ce mois-ci. À retrouver en kiosque et en ligne.
« Non, car nous vivons sous la dictature du présent » - Christian Gollier
Christian Gollier est directeur général de la Toulouse School of Economics, qu’il a cofondée avec Jean Tirole, en 2007. Ses travaux portent sur l’économie de l’incertain, la finance, l’assurance, l’environnement. Il a notamment publié Pricing the Planet’s Future (Princeton University Press, 2012) et Le Climat après la fin du mois (PUF, 2019). Il préside l’association européenne des économistes de l’environnement (EAERE).
Non, car nous vivons sous la dictature du présent. Il existe une solution très simple pour régler les émissions au bon niveau : donner un prix au carbone. C’est le principe du pollueur-payeur, qui consiste aussi à rétribuer les gens pour le bénéfice de leurs efforts.
Mais qui imposera ce prix du carbone ? Les politiques. Ceux-ci doivent satisfaire les besoins des électeurs d’aujourd’hui. Les générations futures ne sont pas représentées dans nos institutions démocratiques. Les vivants défendent leurs intérêts, dans la rue parfois.
Après la révolte des « gilets jaunes », la taxe carbone est restée bloquée à 44 euros, quand elle devrait être à 150 euros.
Le délai moyen entre les émissions de CO2 et la matérialisation de leur impact est d’environ 80 ans. L’essentiel des bénéfices de la transition n’ira même pas à nos enfants ou à nos petits-enfants, mais aux générations suivantes.
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Sur le papier, le financement de la transition énergétique par la dette publique serait une solution : les bénéficiaires lointains de nos investissements seraient chargés de les rembourser. Mais en pratique, il faut mobiliser l’épargne d’aujourd’hui, non celle de demain.
Ce déséquilibre très marqué signe la différence entre la transition énergétique et d’autres enjeux d’avenir. Investir dans l’éducation, par exemple, est plus facile : on en voit les bénéfices pour ses enfants et on peut ensuite en bénéficier personnellement comme retraité. Avec le climat, il est très difficile d’internaliser ces bénéfices. D’où l’insuffisance notoire de nos efforts collectifs.
Il ne faut pas s’imaginer que les régimes autoritaires feront mieux. Leurs dirigeants sont mortels, ils ont eux aussi en face d’eux un peuple avec des intérêts de court terme et une capacité limitée à faire des sacrifices.
Historiquement, les régimes autoritaires ont fait pire que les démocraties en matière d’environnement.
« Homo economicus » est une réduction de la nature humaine, bien sûr, mais l’homme est fondamentalement égoïste. Les appels à l’altruisme ont en général un impact très limité. Les utopies et totalitarismes ont rêvé un « homme nouveau », un pur altruiste capable de se sacrifier. Elles ne l’ont jamais trouvé.
On pourrait espérer qu’avec les premiers effets significatifs du dérèglement climatique, l’humanité se réveille. Mais elle sera justement aux prises avec de graves problèmes et je crains que ces premières générations de la crise climatique aient encore plus de mal que nous à accepter des efforts.
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Ceci d’autant plus que le problème est planétaire et les efforts nationaux : chaque nation peut craindre que d’autres jouent les passagers clandestins. L’Europe, ainsi, a fait des efforts, avec son système de permis d’émissions dans certains secteurs (l’industrie, bientôt la mobilité).
En janvier, avant même la guerre en Ukraine, la tonne de CO2 était déjà à 100 euros. Mais à ce prix, on ne peut plus produire d’acier en Europe.
Le projet d’ajustement aux frontières de l’UE, qui consiste à faire payer le carbone contenu dans les biens importés, offre une solution. Mais il aboutira mécaniquement à renchérir les prix, avec le risque d’un mouvement de « gilets jaunes », européen cette fois.
Passager clandestin
Celui qui ne participe pas à une action collective (grève, manifestation, sitting…) pour ne pas en supporter les coûts (temps passé à défiler, perte de salaire, prise de risque…). En revanche, il profitera pleinement des avantages retirés de cette action sans en payer le juste prix.
« Oui, les innovations juridiques ouvrent des espaces » - Leslie-Anne Duvic-Paoli
Directrice adjointe du Centre sur le droit et la gouvernance climatiques à la Dickson Poon School of Law, King’s College London, ses recherches portent sur le droit international public, en mettant l’accent sur les principes environnementaux, le droit de la transition énergétique et la participation publique. Elle est l’autrice de The Prevention Principle in International Environmental Law (Cambridge University Press, 2018) qui offre le premier traitement juridique complet du principe fondamental du droit international de l’environnement.
La crise climatique est une crise démocratique : les élus sont incapables d’imposer des mesures à la hauteur des enjeux. Mais se focaliser sur ce blocage, c’est oublier que d’autres espaces s’ouvrent et qu’il est possible de repenser nos logiques institutionnelles.
Dans le domaine de la représentation politique, d’abord, certaines innovations permettent de penser le long terme. Au Pays de Galles, un représentant des générations futures est chargé d’encourager les pouvoirs publics à préserver leurs intérêts. En Écosse, la convention citoyenne sur le climat a travaillé avec le Parlement des enfants.
Mais la représentation politique n’est pas tout. En démocratie, il y a aussi la parole des experts, qui aident à configurer le débat et à déplacer ses enjeux vers le long terme.
Enfin, la démocratie, c’est l’État de droit, avec un pouvoir judiciaire indépendant. Or il est maintenant possible de tenir pour responsables des gouvernements qui manquent d’ambition ou des entreprises qui polluent. Il est aussi possible que la nature soit de plus en plus représentée dans ces procès.
On est au début de ce processus, mais déjà, des rivières et des forêts ont été reconnues comme des sujets de droit. En accédant à la personnalité juridique, elles peuvent être représentées pour défendre leur droit à être protégées. L’espace de la représentation, ici, c’est le prétoire.
Cette évolution est d’autant plus importante que les règles juridiques actuelles ont contribué à la crise environnementale : le système a été conçu pour reconnaître la personnalité juridique d’une entreprise, mais pas celle de la nature ! Une entreprise qui pollue a des droits, peu de devoirs ; la nature n’a aucun droit.
Les innovations juridiques sont des instruments par lesquels les démocraties arriveront à dépasser leurs propres limites en matière de politiques climatiques. L’Accord de Paris l’illustre bien.
Avant 2015, beaucoup d’experts déploraient l’échec du droit international sur le climat : on n’arriverait jamais à s’accorder sur un texte contraignant. Or on a trouvé un accord, très novateur, qui a complètement repensé les logiques du traité international.
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Dans le Protocole de Kyoto (1997), on négociait au niveau international des objectifs spécifiques de réduction de gaz à effet de serre que les États devaient ensuite mettre en œuvre. La principale innovation de Paris est une approche bottom-up, plus flexible : les États décident de leur plan d’action, le présentent, puis la communauté internationale vérifie sa mise en œuvre.
Deuxième innovation : tous les cinq ans, les États doivent apporter une nouvelle contribution plus ambitieuse que la précédente, ce qui crée une obligation de progression constante.
Les innovations juridiques nous aideront à répondre à la crise climatique. La législation peut prendre en compte les générations futures.
La montée du contentieux climatique souligne le rôle croissant du juge et la protection de certains droits, humains ou naturels.
Et le potentiel du droit dans la refonte de nos institutions intéresse le public : l’émergence d’une notion comme l’écocide atteste un changement de priorité pour la société, et la mobilisation du droit par la société civile pour la justice climatique est encourageante.