Poids lourd de l’agro-industrie européenne et mondiale, les Pays-Bas ont développé un modèle de production ultra-performant, dopé à la technologie et aux intrants chimiques. Grand comme une région française, le petit pays pèse pour 1 % de la surface agricole utile de l’Union européenne, mais pour 8 % de sa production !
Magique ? Non. Il a seulement fallu une bonne dose d’engrais : les Néerlandais en consomment 125 kilos par hectare, contre 59 en moyenne dans le reste de l’Europe.
Le pays est surtout réputé pour son élevage hors norme : il produit cinq fois plus de viande qu’il n’en consomme et trône en tête des plus grands exportateurs européens.
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Pas de miracle là non plus, mais 100 millions de bêtes bien à l’étroit dans leurs stabulations : le pays compte 3,8 têtes à l’hectare contre 0,8 en moyenne en Europe !
Des espaces protégés en danger
Au royaume du productivisme agricole, l’envers du décor est lui aussi hors norme. Vingt-deuxième par la taille, le pays est le sixième émetteur de gaz à effet de serre en Europe, juste derrière des géants comme l’Allemagne, la France ou la Pologne.
Le territoire est également victime d’une importante pollution à l’azote. Liée en grande partie aux effluents d’élevage, cette pollution affecte l’eau (pollution aux nitrates), l’air (précurseur de particules fines) et les sols (acidification).
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À de nombreux endroits, les écosystèmes asphyxiés menacent de s’effondrer. C’est le cas de la forêt d’Otterlo, au sud-est du pays, classée Natura 2000 et en train de mourir sur pied. Idem pour les zones humides du parc national De Alde Feanen, au nord, ou pour les dunes de la réserve naturelle de Kootwijkerzand, au centre. Selon l’ONG Greenpeace, 90 % des espaces protégés du pays seraient dans un état modéré ou mauvais à cause des pollutions à l’azote et 14 s’effondreront à court terme.
Haro sur les permis de polluer
Après des années de fuite en avant, les Pays-Bas cherchent aujourd’hui une nouvelle voie. Et dans l’urgence, car la crise n’est plus seulement environnementale : elle a tourné au fiasco économique et politique, plongeant le pays dans une situation critique.
Le coup d’arrêt, brutal, date du mois de mai 2019 lorsque le Conseil d’État néerlandais, à la demande de plusieurs ONG environnementales, a invalidé la législation nationale sur les émissions d’azote et sommé l’État de respecter la directive européenne sur les habitats protégés.
En sapant cette base légale, sur laquelle le gouvernement s’appuyait pour continuer à délivrer des autorisations de polluer, la décision a entraîné la suspension immédiate de plus de 400 permis et compliqué très fortement la possibilité d’en déposer de nouveaux. En octobre 2022, un article du quotidien Financieele Dagblad estimait que la « crise de l’azote » avait entraîné quelque 28 milliards d’euros de pertes économiques.
Un modèle qui explose
Le gouvernement a réagi, fin 2020, en musclant sévèrement ses objectifs environnementaux : division par deux des émissions nationales d’azote d’ici à 2030 et élimination des surplus azotés dans 74 % des zones Natura 2000 en 2035.
Une enveloppe de 25 milliards d’euros a également été mise sur la table pour engager la transition du secteur agricole. « Nous atteignons les limites de ce que la nature peut supporter », résumait en 2021 le porte-parole du ministère de l’Agriculture, Rudi Buis.
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La réduction du cheptel – d’au moins 30 % – est apparue comme inévitable, mettant le secteur agricole dans tous ses états. Depuis, le pays qui cultive habituellement le consensus politique, connaît d’imposantes manifestations de tracteurs, des blocages routiers et des supermarchés aux rayons vides.
Le Français Pierre-Marie Aubert, qui a suivi le dossier de près pour l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), souligne l’intensité de la crise politique. « Historiquement, le pays pratique les négociations multipartites selon le “modèle du polder”. Mais avec la crise de l’azote, ce modèle a complètement explosé. Les ONG passent directement par les tribunaux, les syndicats agricoles sont décrédibilisés et débordés et l’administration elle-même est divisée. »
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Un programme de 7,5 milliards d'euros
Trois ans après le début de la crise, le gouvernement cherche péniblement une sortie de crise. Il a confié aux provinces le soin d’élaborer des plans pour un changement à long terme. « Mais plusieurs d’entre elles s’y opposent ou ne comptent pas s’y conformer », regrette Hilde-Anna de Vries, chez Greenpeace.
Le gouvernement pare à l’urgence en se concentrant sur les 3 000 plus grosses fermes (sur plus de 50 000), qu’il souhaite accompagner pour devenir plus durables, déménager (si elles sont trop proches d’une zone protégée), voire cesser leur activité. Le programme, doté d’un budget de 7,5 milliards d’euros, est basé sur le volontariat jusqu’en 2024, après quoi des expropriations seront possibles.
La transition, quelle transition ?
Les associations comme Greenpeace veulent plus. Elles défendent une réforme agro-écologique tournée vers l’autonomie alimentaire, visant à réduire drastiquement la taille des fermes et à privilégier la culture de protéines végétales à l’élevage.
Cela permettrait au passage de sevrer le pays de sa dépendance aux oléagineux brésiliens, utilisés pour nourrir le bétail. Une étude de janvier 2020, commandée par Greenpeace à deux cabinets de conseil, estime que la transition agro-écologique coûterait à la société néerlandaise 3,56 milliards d’euros par an, mais permettrait d’éviter 4,91 milliards d’euros de pertes liées à la dégradation de la nature et de la santé.
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Dans les faits, « le pays n’est pas du tout sur une vraie réforme du modèle », tranche Pierre-Marie Aubert de l’Iddri. Et pour cause, « cela supposerait d’inverser un siècle et demi de concentration agricole ». Il ajoute, pragmatique : « Changer structurellement, ça ne s’est jamais vu dans aucun pays développé. Prendre une ferme et en faire deux, non plus. »
Selon lui, les réponses à la crise actuelle pourraient même enfermer encore plus les agriculteurs dans leur modèle intenable : « Ils vont réagir en cherchant des gains d’efficience qui supposent plus de capital, plus d’équipements et plus d’effets d’échelle pour rentabiliser. » Bref, la crise de l’azote est loin d’être résolue.
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Cet article est issu de notre numéro consacré à la décroissance, disponible dans notre boutique en ligne.