Coup de chaud sur la vigne. Le XXIe siècle verra-t-il l’agonie du vin français, remplacé sur les tables du monde entier par des vins britanniques, allemands, voire danois ou suédois ? Un scénario catastrophe qui n’a rien d’impossible. Le réchauffement climatique, entre autres méfaits, remodèle année après année la carte des vignobles dans le monde. Certes gourmande de soleil, mais peu adaptée aux grosses chaleurs et aux sols secs, la vigne pourrait disparaître de la moitié sud de l’Hexagone – territoire des vins de Bordeaux, de la vallée du Rhône, de Provence et du Languedoc – selon une étude américaine réalisée en 2013.
Elle s’acclimaterait bien en revanche dans des régions plus septentrionales telles que la Grande-Bretagne ou la Scandinavie. D’ailleurs, aujourd’hui, le sud-est de l’Angleterre jouit du même climat que la Champagne il y a trente ans et les exploitations viticoles s’y multiplient. La reine Elizabeth II a même planté des vignes dans son domaine de Windsor et produit un nectar vendu une quarantaine d’euros la bouteille. Quant aux vins produits dans le Jutland, au Danemark, ils bénéficient, depuis 2018, d’une appellation d’origine protégée !
Mutations & conséquences
Pour les viticulteurs, les effets du changement climatique sont déjà tangibles : le raisin mûrit plus vite, les vendanges se font plus précocement – jusqu’à trois semaines plus tôt en Alsace – et le vin lui-même change, car la teneur en sucre, liée à la maturation du raisin, est plus élevée.
Plus les années passent, plus les vendanges ont lieu tôt dans l'année. Niko Kommenda, journaliste pour le quotidien anglais The Guardian, a réalisé ce graphique qui montre l'évolution des dates de récolte entre 1354 et aujourd'hui.
De plus, la vigne, qui a besoin de davantage d’eau, développe de nouvelles maladies. La viticulture souffrira aussi de plus en plus fréquemment des aléas météorologiques tels que le gel tardif, les violentes averses de grêle qui détruisent le raisin, les fortes canicules…

Pour la France, deuxième producteur de vin au monde derrière l’Italie et premier exportateur, cette mutation pourrait provoquer une catastrophe. La filière fait vivre une exploitation agricole sur cinq. Le vin au sens large, depuis la culture de la vigne jusqu’aux cavistes détaillants, représente environ un demi-million d’emplois. L’enjeu économique est donc énorme.
S’adapter presque au cas par cas
Heureusement, la vigne, culture multimillénaire, est sans doute l’une des plus résistantes et malléables que l’on puisse imaginer. Un projet de recherche baptisé Laccave a été lancé en 2012 sous la houlette de l’INRA (Institut national de la recherche agronomique) et du CNRS (Centre national de la recherche scientifique). Objectif : mettre au point des stratégies d’adaptation des vignes françaises. « D’ici 2050, des solutions techniques seront trouvées pour mieux résister aux sécheresses et aux températures plus élevées, accompagner une relocalisation à la marge des vignobles ou bien le changement de type de vin », assure ainsi l’ingénieure Nathalie Ollat, une des coordinatrices du projet. L’une des pistes les plus prometteuses consiste à réintroduire des cépages anciens, aujourd’hui disparus, à la maturation plus tardive – donc moins sensibles aux gelées du printemps – et moins gourmands en eau. Mais l’encadrement très strict de la production française ralentit ce processus. En effet, l’introduction de nouveaux cépages peut priver une exploitation de son appellation.
2050
Date estimée de la mise en place de stratégies d’adaptation des vignes françaises.
D’autres techniques agronomiques sont étudiées de près. La solution n’est pas univoque : la diversité des cépages, des terroirs de la vigne, des régions et des climats en France impose presque des solutions au cas par cas, en fonction des données spécifiques de chaque vignoble. « Les solutions radicales existent », précise l’économiste Patrice Geoffron, professeur à Paris-Dauphine, dans une étude présentée au printemps 2019 lors d’un symposium, « elles consisteraient à s’éloigner des zones traditionnelles de production et à produire des vins différents. »
Une question de place
Les risques liés au changement climatique ne concernent pas que la vigne elle-même. Pour Patrice Geoffron, « l’impact du climat sur la stabilité économique et politique dans le monde, l’introduction de nouvelles technologies à faible empreinte carbone, l’inflexion des économies et des politiques énergétiques auront un impact sur la consommation de vin ». Pour preuve, la crise financière de 2008 s’est traduite, pour le secteur, par une forte inflexion des ventes. Ces dernières années, la consommation a nettement ralenti en Chine en même temps que la croissance marquait le pas. La concurrence d’autres boissons alcoolisées telles que la bière, moins chère et plus répandue, ou les préoccupations sanitaires nuisent globalement à la consommation de vin dans le monde. Au final, « la question n’est pas uniquement de savoir comment sélectionner techniques viticoles et cépages, conclut Geoffron, mais quelle place trouvera le vin dans les sociétés du XXIe siècle. »
Indice composite de potentiel viticole d’après Malheiro et alii, Climate Research 43, 163-177, 2010
La vigne et la viticulture en France, c’est…

- 750 000 hectares cultivés, soit 10 % de la superficie des vignes de cuve dans le monde.
- 15 % de la production agricole en valeur, soit 12,5 milliards d’euros (à la production).
- 85 000 exploitations agricoles, soit une exploitation sur cinq.
- Le deuxième secteur exportateur avec 11,5 milliards d’euros, derrière l’aéronautique et devant les cosmétiques.
- Près de 500 000 emplois directs (viticulteurs, collaborateurs du négoce) et indirects (entreprises de services et logistique, salariés de syndicats et d’administration, emplois saisonniers).
- 10 millions de visiteurs par an (dont 39 % viennent de l’étranger) dans les 10 000 caves ouvertes au tourisme.

La production décolle, la consommation stagne
Face à une production mondiale qui augmente et une consommation qui stagne (voire qui baisse dans de nombreux pays), comment éviter la dégringolade des prix et la faillite de nombreuses exploitations ? En 2018, la planète a produit 292,3 millions d’hectolitres de vin, un niveau jamais atteint, en hausse de 42,5 millions d’hectolitres par rapport à l’année précédente, selon les chiffres de l’OIV (Organisation internationale du vin). En revanche, la consommation, estimée à 246 millions d’hectolitres cette même année, n’augmente pas.
Même les Français, réputés grands buveurs, boudent les boissons alcoolisées – à l’exception notable de la bière – depuis plusieurs années. La consommation est passée de 653 à 629 unités (verres) d’alcool par an entre 2012 et 2018. Depuis 2011, le nombre de foyers acheteurs de vin au moins une fois par an pour une consommation à domicile a diminué de plus d’un million. La tendance est la même partout en Europe, sauf dans quatre pays : l’Espagne, le Portugal, la Roumanie et la Hongrie.
La concurrence des vins étrangers se fait également durement ressentir. Les Français consomment de plus en plus de vins importés d’Italie ou d’Espagne, moins chers que les vins hexagonaux. Ils goûtent aussi à l’exotisme avec des flacons venus d’Afrique du Sud ou d’Amérique du Sud. Autre tendance : le rosé, produit partout, explose, tandis que le vin rouge, largement produit en France, est moins à la mode.
Pour trouver la réponse à l’équation, le CNIV (Comité national des interprofessions des vins) et l’institut FranceAgriMer se sont penchés sur la compétitivité des vins français sur le marché international. Et surprise, si les grands crus ont une réputation inégalée, ce n’est pas le cas des vins plus accessibles. « Trop chers en entrée de gamme pour une qualité supérieure non perçue par les consommateurs », indique Audrey Laurent, chargée d’études économiques Vin marché mondial à FranceAgriMer. Paradoxalement, la France souffre d’une offre trop riche et complexe : terroirs, appellations, classements, cépages, tout cela est incompréhensible pour le consommateur non averti. « Nos voisins européens ont tout compris en se regroupant à l’export sous la bannière d’un seul pays et non pas comme nous, à défendre nos appellations gauloises à tout prix », note encore Audrey Laurent.
Le salut pourra-t-il venir des exploitations qui produisent du vin biologique ? Celles-ci voient leurs ventes augmenter régulièrement. La consommation en France devrait quasiment doubler dans les deux ans qui viennent et la demande augmente à l’échelle internationale. Une carte à jouer pour les viticulteurs français.