« Alerte catastrophe ! […] la mairie de Paris veut interdire les trottinettes en libre-service. […] Alors, va voter le 2 avril dans la mairie la plus proche de chez toi pour maintenir les trottinettes en libre-service dans Paris ». C'est ce que demande la TikTokeuse Lou Pernaut à ses1,4 million d’abonnés. « Vous aimez bien les trottinettes ? Nous, on adore faire de la trottinette. Mais malheureusement le 2 avril à Paris, il est possible qu’on ne puisse plus faire de trottinette en libre-service », regrettent Valise et Caramel, un couple de Tiktokeurs dans une vidéo (supprimée depuis) likée plus de 7 000 fois.
Les vidéos TikTok et les Réels Instagram n’auront pas suffi. Le 2 avril dernier, les Parisiens se sont prononcés à 89 % contre la présence des trottinettes en libre-service dans la capitale. Si l’ampleur du succès est à relativiser au vu de la participation – 7 % du 1,3 million d'inscrits sur les listes électorales — la campagne qui a précédé le scrutin nous a offert un cas d’école en matière de lobbying numérique.
À l’approche du vote, une petite dizaine de vidéos TikTok de ce type ont ainsi fait leur apparition sur la plateforme. Sur la plupart, nulle mention d’éventuels partenariats financiers mis en place avec les opérateurs de trottinettes. Une absence remarquée par le journaliste Vincent Manilève sur Twitter. Sitôt après la publication de ses tweets, les mentions de partenariats sont miraculeusement apparues sous les vidéos.
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Et ce n’est pas tout. Face à la menace d’une interdiction, Lime, Dott et Tier : les trois opérateurs qui se partageaient jusqu’ici la gestion de 15 000 trottinettes réparties dans Paris, avaient visiblement décidé d’employer les grands moyens. Un site web trottinonsmieux.com présentant chiffres et témoignages favorables au maintien des trottinettes en libre-service est apparu en ligne, des posts sponsorisés sur Facebook appelant à voter contre l’interdiction ont aussi été repérés par le journaliste Raphaël Grably. Le jour du vote, les trois sociétés ont même annoncé la mise en place de trajets gratuits, en entrant le code « JEVOTE » dans les applications. Ce qui a fait dire à David Belliard, adjoint au maire chargé de la mobilité, dans un tweet : « proposer d’acheter des électeurs, c’est franchement pas joli, joli @lime_fr ! ».
Les jeunes, obsession des marques
« Nous avons constaté que beaucoup de 18-35 ans n’étaient pas informés du vote, ni de ses conséquences potentielles. La communication de la Ville de Paris - comme les modalités de la votation - n’étaient pas adaptées aux 18-35 ans […]. Il était pourtant crucial de leur parler aussi - notamment via des médias qui les touchent directement - pour qu’ils participent à cet exercice démocratique », se défend le service presse de Lime.
À travers les influenceurs, les marques cherchent avant tout à toucher une cible : la jeunesse. « C’est un fait, les influenceurs sont les Zinedine Zidane de mon époque. La génération Z regarde la télé sur Twitch, discute sur Snapchat et passe la majorité de son temps sur TikTok », souligne Bastien Tardy, chargé des "Lead Influence Operations" chez Reech, une agence d’influence marketing.
Leurs clients ? « Beaucoup d’entreprises de la grande distribution, de la mode, de la tech : Kellog’s, Carrefour, Petit Navire ou Boulanger pour en citer quelques-unes ». Blogs, Facebook, Youtube, Instagram et désormais TikTok : l’entreprise a suivi les tendances des réseaux sociaux. « Notre activité consiste à “activer” un certain nombre d’influenceurs identifiés pour nos clients », décrit Bastien Tardy.
Par “activer”, comprenez : leur proposer une campagne de promotion d’une ou plusieurs marques en échange d’une rémunération. Selon le dirigeant, les marques chercheraient avant tout “de la créativité”, “de l’humain” et “de l’expertise sur les réseaux sociaux”. Certains de ces partenariats sont-ils tenus secret ? Bastien Tardy assure que non. Prière de le croire.
Influenceurs et marketing : fin de partie ?
« Depuis 20 ans, on voit bien que les pratiques numériques se sont professionnalisées. Des cabinets de conseil spécialisés se sont fait une spécialité de cibler des influenceurs particuliers pour leurs clients », détaille Guillaume Courty, professeur en sciences politiques à l’Université de Picardie Jules Verne, spécialiste du lobbying et de la politique des transports.
Mais avec la professionnalisation des pratiques, la spontanéité et la proximité des influenceurs avec leur communauté ne se seraient-elles pas perdues en route ? « Les influenceurs ne sont plus en odeur de sainteté”, veut croire Maria Mercanti-Guérin, chercheuse en marketing digital à l’IAE de Paris-Sorbonne Université. De petits internautes qui faisaient leurs vidéos dans leur coin, on est passé à des professionnels qui gagnent des sommes impressionnantes ». Les arnaques aux cryptomonnaies et les propositions financières mensongères mises en avant par certains influenceurs, dénoncées sur les réseaux sociaux via le hashtag #Influvoleurs ont jeté un regard neuf sur les pratiques de certains.
D’autant que si la publicité et les partenariats financiers sont légaux, influencer le processus électoral – comme on a pu l’observer dans le cadre du vote pour ou contre les trottinettes à Paris —, est autrement plus contestable. Les exemples de manipulations et de ciblage d’électeurs à l’aide de données privées aspirées plus ou moins légalement pendant les campagnes de Trump ou du Brexit par Cambridge Analytica sont encore dans toutes les têtes.
C’est dans ce contexte que l’Assemblée Nationale a adopté le 30 mars dernier la loi visant à lutter contre les arnaques et les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux. Signe que le vent tourne ? Pour Maria Mercanti-Guérin, l'espoir est permis. « Pendant longtemps, le secteur a été un grand far-west, c’est désormais terminé », veut croire l'experte.