Huit morts. C’est le sombre bilan que dressent les secours au 17 rue de Tivoli à Marseille, une semaine après l’effondrement d’un immeuble le 9 avril. La fumée, les amas de gravats, la sidération des habitants viennent réveiller les souvenirs du drame de la rue d’Aubagne, de 2018. Deux immeubles vétustes s’étaient alors écroulés dans le quartier populaire de Noailles, provoquant la mort là aussi de huit personnes. Les comparaisons s’arrêtent là.
La piste actuellement privilégiée rue de Tivoli est celle d’une explosion liée au gaz. Le mal-logement, l’insalubrité ne sont, a priori, pas responsables.
Par prévention, plus d’une quarantaine d’immeubles aux alentours ont été évacués pour vérifier leur solidité, après le choc de l’effondrement. L’habitat, à Marseille, est devenu une question épineuse et inévitable.
Plus de 40 000 logements indignes à Marseille
En France, près de 450 000 logements occupés sont considérés comme « indignes », d’après le ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires. Le problème est présent dans de nombreuses villes de l’Hexagone, mais dans la cité phocéenne, « le nombre de logements indignes, avec des problématiques de marchands de sommeil, est particulièrement important », nous explique Séverine Bonnin-Oliveira, maître de conférences en aménagement et urbanisme.
Les chiffres font débat. D’après le département des Bouches-du-Rhône, près de 13 % du parc de logements serait considéré comme de l’habitat indigne. Soit plus de 40 000 appartements, situés pour beaucoup dans l’hypercentre, mais aussi dans les grands ensembles en périphérie de la ville. « Il serait toutefois réducteur de dire que c’est partout indigne, nuance Séverine Bonnin-Oliveira. Du fait de la large étendue de la commune, les situations diffèrent selon les endroits. »
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Marchand de sommeil
Lorsqu’un propriétaire abuse de locataires en louant très cher un logement indigne, les mettant en danger. Il peut s’agir de l’insalubrité, du manque de solidité, de la suroccupation organisée, de la division abusive de pavillons, etc.
L’exode de l’élite marseillaise
Pour expliquer la dégradation des logements, il faut remonter en arrière : « Des appartements qui pouvaient mesurer telle taille ou avoir telle configuration historiquement, ne sont plus adaptés aux normes et aux attentes des habitants d’aujourd’hui. Changer le carrelage, casser une cloison, en ajouter une, qui va réduire la lumière, diviser les espaces pour faire plus de logements… Cumulés, tous ces travaux créent des fragilités pour l’immeuble, poursuit la chercheuse. À cela s’ajoute la paupérisation de l’occupation, avec de nombreux ménages qui n’ont pas les moyens d’entretenir les logements. »
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Pour Jérôme Dubois, également professeur en aménagement et urbanisme, c’est lié à l’histoire marseillaise : « À partir des années 1970, la ville a connu une baisse de la démographie. Une grande partie des CSP favorisées est partie s’installer en périphérie, tandis que les CSP précaires sont devenues plus nombreuses. Ces populations ne peuvent se loger que dans des logements peu coûteux, souvent dégradés. »

Marseille concentre la moitié de la population des quartiers de la politique de la ville de la région, Insee, 2016.
Des politiques de rénovation depuis 50 ans
Les pouvoirs publics ont bien conscience de la situation. « Et il serait faux de dire qu’ils n’ont jamais rien fait. On n’a pas attendu la rue d’Aubagne pour lancer des politiques d’amélioration de l’habitat dans la ville », s’accordent à dire les deux spécialistes.
Pour enrayer la spirale des dégradations des bâtiments dans le centre-ville, de premiers outils sont apparus dès les années 1970-1980. Plusieurs opérations programmées d’amélioration de l’habitat (OPAH) se succèdent et sont pensées pour inciter les propriétaires à engager des travaux dans leur logement.
Incitatif ou coercitif ?
Malgré le financement partiel des rénovations par les pouvoirs publics, l’incitation ne suffit pas… C’est pourquoi de nouveaux dispositifs, plus coercitifs, comme les périmètres de restauration immobilière ou la résorption de l’habitat insalubre, sont utilisés dans les années 1990. Ces outils ont permis de contraindre davantage les propriétaires, avec des peines d’expropriation ou de substitution de la puissance publique dans des situations très dégradées.
Mais là aussi, des limites apparaissent, liées en particulier aux avantages fiscaux inclus dans les dispositifs, pour attirer les investisseurs : quand la défiscalisation prend fin, on assiste parfois à des phénomènes de revente et de spéculation sur les finances publiques. « Le centre-ville de Marseille, c’est 30 ans d’échec de politiques de rénovation urbaine », tranche Jérôme Dubois.
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Depuis les années 2000, « la logique des pouvoirs publics est plus transversale : agir sur un logement c’est bien, mais pas suffisant. Il faut améliorer la rue, les espaces publics, les transports, la vie commerciale du quartier, etc.», poursuit Séverine Bonnin-Oliveira. C’est le but des programmes de rénovation urbaine (PRU).
Programme (national) de rénovation urbaine (PRU ou PNRU)
Dispositif mis en place en 2003 pour améliorer et aménager les logements et équipements publics des quartiers classés en zone urbaine sensible (ZUS). L’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU) est chargée de mettre en place ces programmes, via notamment une aide financière.
Le centre-ville de Marseille, c’est 30 ans d’échec de politiques de rénovation urbaine.
Jérôme DuboisProfesseur en aménagement et urbanisme.
L’intervention de l’État nécessaire
Or, tous ces outils représentent des coûts considérables que la ville ne peut assumer seule. « Marseille est une grande ville pauvre. Elle n’a pas les moyens à la hauteur de ses besoins », soulignent les chercheurs.
La population est majoritairement défavorisée : en 2020, Marseille affichait un taux de pauvreté de 25 % selon l’Insee. Conséquence ? « Un manque à gagner important dans les budgets locaux, car les habitants sont non imposés. C’est pourquoi une solidarité nationale et territoriale est nécessaire. Sans une intervention de la Métropole, du département, de la région, de l’État, Marseille ne pourrait rien faire », complète Jérôme Dubois.
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Depuis quelques années, ces différents acteurs interviennent donc dans plusieurs projets de rénovation urbaine. Une superposition de parties prenantes mal coordonnées… Jusqu’à 2018 en tout cas. Le drame de la rue d’Aubagne a fait l’effet d’un électrochoc, notamment du côté des agences de l’État et du gouvernement. « On a pris conscience que l’éclatement des dispositifs, des acteurs, des moyens que chacun mettait, des périmètres concernés étaient un frein à l’efficacité de l’action publique », poursuit Séverine Bonnin-Oliveira.
L’ensemble des acteurs se sont ainsi regroupés dans le Projet Partenarial d’Aménagement (PPA), piloté par un opérateur chargé de déployer et de coordonner la stratégie commune (la Société publique locale d’aménagement d’intérêt national -SPLA-IN). Son premier objectif ? « Lutter contre l’habitat indigne. »
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1 000 hectares concernés
Pour y parvenir, un périmètre de 1 000 hectares a été défini dans le centre-ville de Marseille. La SPLA-IN entend « intervenir sur l’habitat privé ancien et dégradé, améliorer l’attractivité et la qualité résidentielle, permettre aux habitants de se maintenir dans leur quartier, restaurer le patrimoine bâti et redynamiser la fonction économique ».
Les différents acteurs ont pris conscience de la nécessité de mieux se coordonner, mais les moyens financiers alloués à ce méga-projet vont-ils suffire à redessiner l’hypercentre ? La première phase du Projet Partenarial d’Aménagement se chiffre à 550 millions d’euros, répondent les élus locaux au média spécialisé TPBM.
Ce n’est qu’un début, mais Jérôme Dubois est dubitatif : « 1 000 hectares, 140 000 logements, c’est une échelle considérable. Tout le monde est d’accord pour faire de la rénovation urbaine, mais le nœud de la guerre, c’est de savoir qui va payer, déplore-t-il. Sans compter que les défis techniques sont de taille : récupérer les propriétés foncières, dealer avec les occupants, intervenir sur des immeubles qui ne tiennent que par la grâce de Dieu les uns contre les autres… » Les attentes des Marseillais sont fortes, d’autant qu’une opération d’aussi grande ampleur n’a encore jamais été réalisée en France.
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Rénover sans gentrification ?
Marseille est l’une des dernières villes à échapper, en grande partie, au phénomène de gentrification : lorsqu’un quartier vit des transformations telles que la population résidente, défavorisée, ne peut plus se permettre d’y vivre et se retrouve contrainte de le quitter, remplacée par des CSP plus favorisées. L’un des défis, avec le Projet Partenarial d’Aménagement (PPA) est de veiller à ce que les populations précaires actuelles puissent se maintenir, tout en améliorant les immeubles, espaces de vie et l’attractivité du quartier.
Dans le programme de SES
Première. Comment les agents économiques se financent-ils ?
Première. Comment se construisent et évoluent les liens sociaux ?