Malgré la contestation actuelle, Denis Raguin a bien voulu nous ouvrir les portes de sa ferme, située à Charnizay, au sud de l’Indre-et-Loire. Il y a trois ans, cet éleveur a mis en service une retenue d’eau de 40 000 m3. « C’est notre assurance récolte face à la sécheresse, pour garantir l’alimentation de notre troupeau », lance-t-il en contemplant ses vaches en plein pâturage.
Avant 2020, sans irrigation, ses rendements en maïs variaient du simple au double, de 8 à 14 tonnes/hectare, en fonction des précipitations. Avec ses trois associés, il cultivait 60 hectares de maïs pour alimenter 125 vaches laitières. Avec l’irrigation, il assure 18 à 20 t/ha depuis trois ans, peut ainsi diminuer la surface de maïs de 60 à 40 ha et augmenter du coup les surfaces en prairie et en luzerne. Ça permet d’augmenter l’autonomie alimentaire du troupeau, de diminuer les achats de correcteur azoté et de valoriser le lait au sein de la filière « lait de Touraine ».
Le principe d’une retenue de substitution est simple : stocker l’eau l’hiver quand il pleut dans un bassin rendu étanche par une bâche afin de s’en servir quand on en a besoin, et ainsi « substituer » les prélèvements estivaux.
Pour remplir sa retenue d’une surface de 8 000 m2 et de 6 mètres de profondeur, Denis Raguin pompe dans la rivière (25 000 m3 soit moins de 1 % du débit) et collecte aussi les eaux de ruissellement (15 000 m3). Un débit réservé minimum doit être observé dans la rivière avant d’effectuer le pompage. Avec 100 mm de précipitations en janvier et 135 mm en mars, le niveau de l’Aigronne, la rivière de Charnizay, est bien monté cette année.

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Haro sur « l’accaparement »
Pour la profession agricole et les syndicats majoritaires, le stockage est un enjeu « d’intérêt général » pour faire face au manque d’eau afin de « garantir la pérennité de l’agriculture française et de son industrie agroalimentaire », souligne un communiqué de la FNSEA de juillet 2022. Alors pourquoi ces réserves, surnommées « méga-bassine », sont-elles si contestées ?
Le chantier de celle de Sainte-Soline, dans les Deux-Sèvres, a vu débarquer plusieurs dizaines de milliers de manifestants, le 25 mars. Réponse : pour leur gigantisme et leur multiplication rapide. En majorité, les retenues de substitution collectives mesurent entre 8 et 18 ha, d’où leur surnom.
Dans les Deux-Sèvres, 16 retenues sont en projet pour un volume total de 1,26 million de m3 (dont celle de Sainte-Soline) : 10 ha pour 628 000 m3 stockés afin d’irriguer 26 exploitations. Les opposants dénoncent également un « accaparement » de l’eau par certains acteurs, « financé majoritairement par des fonds publics ».
Alors qu’en 2012, Delphine Batho, alors ministre de l’Écologie, avait suspendu toute forme de soutien financier à la création de réserves, aujourd’hui, les agences de l’eau les subventionnent sous certaines conditions (projet de territoire, retenues collectives, diminution des prélèvements, etc.). Face à la contestation, le multi-usage de ces stockages (prévention incendie, lutte contre l’étiage, acteurs économiques…) s’impose peu à peu.
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Débat sur l’évaporation
Ces réserves sont contestées surtout pour leur impact sur le milieu naturel et la biodiversité. « Elles privent les écosystèmes environnants d’une ressource vitale, qui permet notamment aux zones humides de se reconstituer pendant la période hivernale. Elles transforment également une ressource courante en eau stagnante, qui s’évapore et se dégrade », note Greenpeace, une des 30 associations opposées à ce type de stockage.
Les conséquences globales sur les milieux sont encore mal connues. Au printemps 2022, la Cour d’appel de Bordeaux a confirmé l’interdiction de cinq retenues en Charente-Maritime et dans les Deux-Sèvres en raison d’études d’impact insuffisantes.
Pourtant, la COOP de l’eau 79, qui mène le projet des 16 retenues, annonce des effets globalement positifs. Elle s’appuie sur un rapport du BRGM, le service de recherche géologique national, qui assure que les retenues auraient « un effet positif en printemps/été » sur les cours d’eau « de l’ordre de + 6 % de gain de débit en sortie du bassin pour le mois de juillet ».
Or, ces simulations ont été réalisées et calées sur la période de référence 2000-2011. Et non dans le futur… En février 2023, le BRGM a reconnu ne pas avoir pris en compte les risques d’évaporation de l’eau depuis les réserves – ce que lui reproche les opposants – ni les changements climatiques.
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L’évolution de ces bassins est un autre des arguments des opposants : y aura-t-il assez d’eau pour remplir ces stockages dans 10 ou 20 ans ? La récurrence de périodes de sécheresse hivernale pourrait compromettre le pompage.
Pour Jean-François Soussana, membre du Haut conseil pour le climat, la réduction du niveau des nappes va s’accentuer. « Les simples politiques de substitution et de bassines ne seront pas à l’échelle par rapport aux besoins. Il faut se projeter sur ce que nécessiterait une adaptation à l’échelle d’ici à 2050. Cela nécessite des changements dans les systèmes de production pour réduire les besoins d’irrigation. »
Car, derrière le conflit sur les « méga-bassines », ce sont deux visions de l’agriculture qui s’opposent. En majorité, ces infrastructures servent à irriguer du maïs ou des céréales pour nourrir des animaux qui sont herbivores… Pour Christian Amblard, directeur de recherche au CNRS et docteur d’État en hydrobiologie, il faut absolument retenir l’eau dans les sols et non dans des bassines, « en mettant en place des pratiques d’agroécologie et d’agroforesterie pour avoir une transition rapide et économe en eau ». De nouvelles pratiques qui peinent encore à s’imposer dans le système agricole.
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