Le 10 février dernier, Emmanuel Macron annonçait « reprendre en main notre destin énergétique et industriel ». Dans le site industriel de Belfort, et à l'ombre d'une imposante turbine à vapeur, le président a déroulé sa feuille de route : construction de six EPR et ébauche de huit autres, mais aussi prolongation de toutes les centrales nucléaires possibles, sans oublier les petits réacteurs modulaires (SMR) dont le premier prototype est espéré d’ici à 2030. Bref, tous les curseurs nucléaires seront poussés à leur maximum.
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Pour réussir, la filière devra revenir de loin
Certes, ce chantier colossal est suspendu au sort de l’élection présidentielle. Mais pour la filière, c'est comme si c'était fait. D'ailleurs, la feuille de route pour construire les six nouveaux EPR est dans les cartons d'EDF depuis plusieurs années. Le groupe est dans les starting-blocks pour couler le premier béton dès 2028 à Penly (Normandie).
« Nous avons déjà commencé les embauches côté ingénierie, illustre Alain Tranzer, délégué général à la Qualité Industrielle et aux Compétences Nucléaires chez EDF. Dans trois ans, nous aurons besoin des compétences liées au génie civil sur site : électriciens, chaudronniers, tuyauteurs, etc. En tout, la construction va représenter 30 000 emplois directs et indirects. L'exploitation des réacteurs représentera 10 000 emplois dont un tiers seront des emplois EDF. »
« Résolument optimiste » quant à la réussite du chantier, Alain Tranzer est mieux placé que quiconque pour savoir que la filière devra d’abord revenir de loin. Il a rejoint le groupe il y a deux ans pour piloter le plan Excell, lequel vise justement à reconquérir l’excellence perdue d’EDF dans la construction de centrales.
Le chantier de l’EPR de Flamanville en a été le révélateur cruel : 12 ans de retard, un coût multiplié par six et une liste ahurissante de malfaçons allant du béton à la cuve, en passant par les robinets et les soudures essentielles.
Les rapports documentant le fiasco vont d’ailleurs tous dans le même sens : « perte de compétences généralisée », selon l'audit de l'ancien PDG de PSA, en charge d'un rapport sur la construction de l’EPR de Flamanville, Jean-Martin Folz, conjuguée à une « faiblesse du tissu industriel », pour l’Autorité de sûreté nucléaire et à une « perte globale de la culture sûreté et qualité », ajoute la Cour des comptes. « C'est ressorti des rapports externes, c'est aussi un constat en interne », confirme d’ailleurs Cécile Arbouille, déléguée générale du Gifen, le syndicat professionnel du secteur.
Big-bang de la formation
Pour se sortir de l’ornière, la filière a donc intérêt à investir massivement dans la formation, qu’elle soit initiale ou continue et à tous les niveaux. À ce sujet, le Gifen a conclu avec l’Etat un accord d’engagement de développement de l'emploi et des compétences (EDEC).
Il a notamment reçu un financement de 1,5 million d’euros pour cartographier la filière et faire un bilan comparé des besoins et des offres de formation à dix ans. « Après avoir identifié les besoins, nous planchons actuellement sur les offres », détaille Cécile Arbouille. L’état des lieux final sera connu en fin d’année mais on peut imaginer qu’un big-bang sera nécessaire pour remettre la filière à niveau.
Pour l’instant, « l’offre de formation dans l’industrie ne correspond pas à nos besoins », a résumé en début d’année le directeur de la centrale nucléaire de Penly, François Valmage, lors d’une réunion d’informations.
« On n'est pas du tout à la hauteur du chantier qui s'annonce, confirme François Rousseau, directeur des Mines de Nancy, à propos de la formation supérieure. Nos élèves, mais aussi nos enseignants, ont longtemps dédaigné le nucléaire, aujourd’hui les parcours dédiés au nucléaire sont trop peu nombreux. Et ce n’est pas parce qu'on détecte des compétences manquantes qu'on est en capacité de les combler tout de suite. Ça peut prendre des années de recruter des enseignants titulaires et de changer les maquettes pédagogiques. »
L’Université des métiers du nucléaire créée en avril 2021 doit assurer la maîtrise d’ouvrage de cette nécessaire réforme, au niveau national comme régional. Parallèlement, de nombreux donneurs d’ordre ont pris l’initiative de créer leurs propres écoles de formation à l’instar d’EDF, Naval Group, Orano et CMN qui ont créé Hefaïs pour former des soudeurs. « La question maintenant, c'est de remplir les classes », reconnaît toutefois Alain Tranzer.
Devenir attractifs
La question de l’attractivité est en effet un sérieux point noir pour le nucléaire. Selon une enquête du Comité stratégique de la filière nucléaire officialisée en 2016, les trois quarts des grandes entreprises du secteur ont des difficultés à recruter.
« C'est un secteur très tendu, nos étudiants sont généralement embauchés avant de sortir d'école », explique Xavier Perrette, chef du développement et des partenariats à l’institut national des sciences et techniques du nucléaires (INSTN), dépendant du CEA. En moyenne, nous avons 100 étudiants par promotion. Mais en 2018-19, nous sommes tombés à 47. A la rentrée 2021, ils étaient 75 ».
L’Institut a développé une trentaine de coopérations sur des masters ou mentions de master pour étoffer le nombre de diplômés. En comparaison, le chantier des six EPR nécessitera la contribution d’au moins 4000 ingénieurs, selon les chiffres d’EDF.
Ce sont les métiers les plus industriels qui restent les plus tendus : soudeurs, mécaniciens machines tournantes ou encore chaudronniers-tuyauteurs sont activement recherchés. Avec une contrainte supplémentaire : « autant les cadres sont assez mobiles, autant les techniciens le sont peu, ce qui nécessite de les former dans leurs bassins d'emplois », explique Valérie Faudon, directrice générale de la société française d’énergie nucléaire (SFEN).
La filière compte sur les annonces d’Emmanuel Macron pour raviver l’intérêt des plus jeunes, elle prévoit d’investir massivement les forums étudiants et autres “Mondial des métiers”. Enfin, les entreprises comme EDF veulent développer leurs offres d’alternances rémunérées pour améliorer l’attractivité.
Réduire les besoins ou les augmenter ?
Surtout, c’est le design même des réacteurs qui va être adapté pour diminuer les besoins de réparations et, au passage, les malfaçons. « Un réacteur c’est 130 kilomètres de tuyaux, 300 000 soudures : notre enjeu est de diviser le nombre de soudures par deux », explique Alain Tranzer.
La plupart des 40 000 composants passeront par les fourches caudines de la standardisation : « On va massacrer la diversité, prévient-il. Pour les robinets par exemple, nous allons diviser par 10 le nombre de modèles en catalogue en passant de 13 000 à 1 200 références, que les entreprises pourront fabriquer en petites séries ».
S’il est trop tôt pour connaître l’efficacité de ce plan de bataille, les rabats-joie ne manquent pas d’arguments pour tempérer l’enthousiasme.
« EDF va avoir sur le dos les chantiers de prolongation de 32 réacteurs, ce qu’on appelle le grand carénage. Rien que pour la centrale du Tricastin, il a fallu 5 000 personnes. À cela s'ajoutent les problèmes de corrosion décelés ou suspectés dans les circuits primaires de 12 centrales du parc et qui risquent d’entraîner des travaux jusqu’en 2024. Comment imaginer qu’EDF aura la capacité industrielle pour six EPR de plus ? », questionne Bernard Laponche, ingénieur repenti du secteur. Dit comme ça…
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