Comme pour la précédente PAC, l’Union européenne (UE) va continuer à déployer plus de 50 milliards d’euros par an, soit près du tiers (31,95 %) de son budget, jusqu’en 2027 – sur la période 2021-2027, cela représente 386,6 milliards d'euros. Il restera ensuite trois ans pour atteindre les engagements de l’accord de Paris, à savoir une baisse de 55 % des émissions de CO2 à l’horizon 2030. Alors, l’investissement est-il à la hauteur des enjeux ?
« À budget constant, les perdants sont susceptibles d’être plus nombreux et donc la résistance au changement plus forte » note Hervé Guyomard, directeur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae).
Pourquoi lui ?
Hervé Guyomard, directeur de recherche à l’Inrae, est économiste et statisticien, spécialiste de la modélisation des économies agricoles et de l’analyse des politiques publiques, notamment de la PAC.

Pour l’Éco. La PAC devrait-elle poursuivre l’objectif d’une agriculture 100 % biologique ?
Hervé Guyomard. L’agriculture biologique est, très majoritairement, moins productive. Ses rendements sont plus faibles. À demande européenne inchangée en ce qui concerne les structures et niveaux de consommation, satisfaire celle-ci uniquement par l’agriculture biologique aura donc pour effet de réduire les exportations et/ou d’augmenter les importations, puisque pour une demande intérieure inchangée, il y aurait moins d’offre intérieure.
En outre, le prix d’une alimentation bio est, très majoritairement, plus élevé, ce qui est positif pour l’agriculteur mais négatif pour le consommateur. Je reviendrai sur la question des inégalités d’accès à l’alimentation plus respectueuse du climat et de l’environnement, économe en produits chimiques.
Ceci ne veut pas dire qu’il ne faille pas augmenter la part de la production de l’alimentation bio. Mais il faut analyser les conséquences de cette extension à plus grande échelle de l’agriculture biologique. Il faut, premièrement, que le marché suive, et deuxièmement, que l’on réduise les inégalités d’accès à l’alimentation.
Mais se pose aussi la question des besoins additionnels en terres, du fait de rendements plus faibles. On pourra alors chercher à la résoudre en changeant les régimes, via moins de produits animaux et plus de produits végétaux. À l’inverse, nous pourrions avoir besoin de davantage d’animaux pour enrichir la terre d’engrais organiques, puisque le bio n’autorise pas les engrais minéraux, chimiques.
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Ces changements sont-ils opérables à budget public constant ?
Dans le cadre d’une PAC à budget constant, comme c’est le cas de la prochaine PAC 2021-2027 par rapport à l'actuelle, tout changement de la politique à des fins redistributives engendrera des perdants (qui donc résisteront au changement) et des gagnants (qui seront donc favorables au changement).
Quand le changement visera des objectifs climatiques et environnementaux à l’origine de surcoûts de production, au moins à court terme, les perdants sont susceptibles d’être plus nombreux et donc la résistance au changement plus forte.
Et de fait, le frein principal à une forte ambition climatique et environnementale est bien le compromis, au moins à court terme et toutes choses égales par ailleurs (notamment sans modifications importantes des systèmes de production), entre performances économiques et performances climatiques et environnementales.
Ceci dans un contexte où le poids des aides de la PAC dans les revenus est très important. Elles excédent 100 % pour de nombreuses exploitations.
Toute modification des règles d’octroi des aides, pour satisfaire des objectifs de plus grande équité dans la répartition des aides entre pays ou exploitations, comme pour satisfaire des objectifs climatiques et environnementaux plus ambitieux, a de fortes conséquences sur revenus agricoles.
Les « éco-régimes » au cœur des tensions
Selon ses détracteurs, la PAC 2023-2027 ne modifie pas fondamentalement le versement d’aides aux agriculteurs : 75 % de ce qu’ils perçoivent aujourd’hui leur est assuré. L’un des points les plus bouillants du nouveau texte tient en un mot composé : les éco-régimes.
Cette déclinaison des « paiements verts » de la dernière PAC est censée rémunérer les services environnementaux (voir plus bas) rendus par les agriculteurs, s’ils mettent en œuvre des pratiques vertueuses.
Cette prime peut représenter jusqu’à 25 % de l’aide. Ces pratiques vertueuses sont appréciées par chaque état-membre dans le cadre de projets stratégiques nationaux, selon une liste indicative et non contraignante de la Commission européenne. Ces modalités sont jugées trop souples par les eurodéputés verts.
Comment trouver d’autres sources de revenus pour les agriculteurs ?
Plusieurs leviers peuvent être mis en œuvre de façon jointe. D’abord, étaler dans le temps la transition, mais il y a urgence climatique et une urgence environnementale, notamment en matière de biodiversité. Il faut aussi mieux répartir la valeur entre les maillons des filières, au profit des agriculteurs, mais en France, la loi EGALIM, dont c’était l’objectif, montre que ce n’est pas simple.
Loi Egalim
La loi du 30 octobre 2018 pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous. Elle est issue des États généraux de l’alimentation, lancés en 2017 et réunissant la société civile (consommateurs, industriels de l’agroalimentaire, commerces de la grande distribution et pouvoirs publics).
En lien avec le point précédent, il faudrait développer la vente à la ferme ou les circuits courts pour que les agriculteurs captent une part plus grande de la création de valeur ; exploiter le consentement à payer positif d’au moins une partie des consommateurs pour des produits plus respectueux du climat et de l’environnement, n’ayant peu ou pas recours aux intrants chimiques, à l’instar de l’Agriculture Biologique.
Je cerne ici deux risques. Le premier, que le marché ne suive pas et donc qu’il n’y ait pas de surprix payés aux agriculteurs bios. Le second, de creuser les inégalités d’accès pour les consommateurs à une alimentation plus saine et plus respectueuse du climat et de l’environnement.
Au-delà de la production de biens, une autre solution pourrait consister à développer la production d’énergies renouvelables comme la méthanisation, le photovoltaïque, etc. On pourrait aussi payer les agriculteurs pour les services collectifs en matière de climat, d’environnement, d’entretien des paysages via des paiements pour services climatiques et environnementaux.
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Enfin, il faudrait utiliser une partie au moins des économies générées par les moindres dépenses de santé et de coûts de dépollution pour aider les agriculteurs (ainsi que les ménages les plus pauvres pour réduire les inégalités d’accès à l’alimentation susmentionnées).
Qu’entendez-vous par « paiements pour services environnementaux payés par l’usager » ?
Un paiement pour service climatique et/ou environnemental peut être assuré par le contribuable. C’est le cas par exemple d’une aide PAC ciblée sur un objectif climatique et/ou environnemental. Mais d’autres sources de revenus peuvent être envisagées, impliquant deux autres types d’usagers.
D’abord, un usager direct, le consommateur final, qui accepterait un prix plus élevé du produit final. Ensuite, un usager intermédiaire, comme une entreprise, une collectivité territoriale, qui serait, par exemple, intéressé par une eau sans produits chimiques.
Pour ce dernier cas, prenons un exemple concret. Vittel, entreprise d’eau de consommation, paie des agriculteurs dans le sud des Vosges pour leur conversion et leur maintien en agriculture biologique.
Des collectivités territoriales, comme Munich ou encore Eau du bassin rennais, chercheraient, elles aussi, à réduire les coûts de traitement de l’eau en rémunérant les agriculteurs pour qu’ils n’aient pas ou très peu recours aux intrants chimiques.
Vittel, en guerre contre les nitrates
C’est la première initiative de paiement pour services environnementaux en France, selon Alice Grémillet et Julien Fosse pour une note de France Stratégie. Dans les années 1980, l’entreprise d’eau de consommation Vittel regrettait les conséquences, sur ses activités, de l’intensification de l’agriculture dans le bassin versant du sud des Vosges.
En 1992, pour réduire le taux de nitrates par litre d'eau sous les 4,5 mg/l – l’augmentation des taux de nitrates à 8 mg/l menaçait son appellation « eau minérale » –, l’entreprise a proposé aux agriculteurs une compensation monétaire en échange de la tenue d’un cahier des charges modifiant leurs pratiques.
Ce contrat prévoit un arrêt de la culture du maïs et le compostage des déjections animales. « Les exploitants qui ont accepté de s’engager à le respecter ont reçu des aides financières et bénéficié d’un accès gratuit aux terres agricoles rachetées par l’entreprise », rapporte Claire Etrillard, docteure en droit.