« Il y a trois-quatre ans, personne ne parlait volumes. On parlait verdissement, bien-être animal, pollution… Aujourd’hui, on se questionne : y aura-t-il assez de blé, de tournesol ? », déclarait le 29 avril dernier, devant la presse, Christiane Lambert, présidente de la FNSEA et du COPA, représentant les agriculteurs européens.
La guerre en Ukraine, important pays agricole, a fait flamber les cours mondiaux et laisse craindre des pénuries pour certains pays importateurs. Pour la campagne 2021/2022, l’Ukraine affichait 24,5 Mt de blé tendre (pour faire du pain) destinées à l’export, sur un total d’échanges mondiaux estimés à 190,8 Mt.
Quant à l’Union européenne, elle « est largement autosuffisante sur le plan alimentaire, avec un énorme excédent commercial agroalimentaire […]. Néanmoins, il existe certaines inquiétudes concernant l’accessibilité en raison des prix élevés du marché et des tendances inflationnistes », résumait la Commission européenne, le 5 avril dernier.
Les jachères en culture
Face à ces constats, des voix s’élèvent pour demander à débrider la production agricole. La Commission a fait un premier pas le 23 mars dernier, en autorisant les agriculteurs à remettre en culture les jachères en 2022, tout en conservant les aides PAC.
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Cette dérogation permet potentiellement le retour en production de 4 millions d’hectares, soit 5,7 % de la surface agricole de l’UE. Le COPA-Cogeca (le syndicat européen des coopératives agricoles) veut aller plus loin et revoir les textes européens à l’étude, comme les directives sur les pesticides, la santé des sols ou les émissions industrielles. Mais aussi la stratégie « Farm to Fork », déclinaison agricole du Green Deal, qui a été votée.
« Nous n’avons pas d’opposition sur l’orientation du Green Deal d’aller vers plus de durabilité. Mais nous ne pouvons souscrire au rythme des évolutions, explique Christiane Lambert à Pour l’Éco, ajoutant : « Il faut reconsidérer les textes, en préservant l’équilibre entre production alimentaire et réussite des transitions. »
« Farm to Fork » ambitionne notamment, d’ici 2030, une réduction de 50 % des pesticides.
« Farm to Fork » pointée du doigt
Son impact est sujet à débat, mais les estimations tendent à prévoir une baisse de la production. Dans une étude commandée par CropLife (industrie des pesticides), l’Université de Wageningen l’évalue entre 10 et 20 %.
L’USDA (département américain de l’agriculture), chiffre une baisse de 12 %, dans le cas où l’Europe n’impose pas de restriction au commerce. Le Centre commun de recherche de la Commission européenne (CCR) évoque aussi un recul. C’est cette baisse de production que dénonce le COPA-Cogeca, qui conduirait, selon le syndicat, à plus d’importations et moins d’exportations.
« On ne peut pas dire à un pays où il y a des risques de famines, “vous ne mangerez pas car on veut protéger l’environnement” », assène Christiane Lambert. « Le chemin proposé par “Farm to Fork” ne fonctionne pas », estime aussi Yves Madre, président du think tank FarmEurope.
Il envisage deux scénarios possibles pour l’agriculture européenne. Dans le premier, marqué par une décroissance de la production, « on devient un acteur secondaire et on sera coupables de chahut politique dans les pays africains et ceux du Maghreb. L’Europe, importatrice, sera une zone produisant des produits de niche ». Dans l’autre, « on reste un acteur mondial d’importance. On ne décroît pas en termes de part de marché ».
Une seconde voie qui suppose notamment de pouvoir recourir à des technologies génomiques aujourd’hui non autorisées. Pour Yves Madre, « on peut augmenter la production et baisser drastiquement les intrants ».
De son côté, Frans Timmermans, vice-président de la Commission européenne, défend sa stratégie : « Si nous ne comprenons pas que “Farm to Fork” est une tentative de sauver l’agriculture et non de la punir, à la lumière des effets dévastateurs de la perte de biodiversité et du changement climatique sur la production alimentaire à l’échelle mondiale, nous sommes vraiment dans une mauvaise attitude », a-t-il tweeté, le 28 avril dernier.
Exporter ou pousser à produire
Pour Morgan Ody, coordinatrice générale de l’organisation paysanne mondiale Via Campesina et membre de la Confédération paysanne, la solution n’est pas de revenir sur les objectifs environnementaux. « Il faut sécuriser une production européenne plus autonome, moins dépendante des engrais de synthèse, des protéines végétales. »
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Les travers de l’agriculture industrielle sur l’environnement et la santé ont aussi « un coût pour la société ». Quid des pays importateurs ? Pour Morgan Ody, il faut différencier les pays structurellement dépendants de l’importation de céréales comme l’Egypte, de l’Afrique de l’Ouest, par exemple, « où certains pays sont devenus dépendants aux importations à cause du système libéral : les prix sont tellement faibles que ce n’est plus valable de produire ».
Elle pointe aussi, pour le Moyen-Orient, des problématiques de prix, pas de disponibilités. Morgan Ody milite, entre autres, pour des accords de prix entre pays producteurs et importateurs, la fin de la spéculation et de la transformation en agrocarburants, la mise en place d’un moratoire sur la dette des pays les plus en difficultés et le stockage public.
Alors, faut-il choisir entre environnement et production ? Sébastien Abis, chercheur à l’Iris, défend une approche combinatoire. « Je crois que le grand sujet, c’est comment maintenir dans les prochaines années des volumes de production les plus constants possible », explique le président du club Demeter, tout en « faisant ces transitions, car l’objectif n’est pas de produire plus et d’être à nouveau en dérive sur le plan environnemental ».
C’est la combinaison des deux approches qui fera que « l’Europe sera très différenciante sur la scène internationale ».