« Oui, c’est la solution la plus acceptable socialement »
Pourquoi elle ?
Patricia Perennes travaille depuis plus de 10 ans en tant qu’économiste dans le secteur du transport ferroviaire. Après une thèse sur l’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire et la tarification des infrastructures, elle a travaillé pour différentes entités du groupe SNCF, pour l’Association des Régions de France, la Région Centre-Val de Loire. Aujourd’hui consultante auprès des collectivités pour le cabinet Trans-Missions, elle enseigne aussi à l’École des Ponts ParisTech.
Si la question se pose, ce n’est pas parce que le développement des chemins de fer serait souhaitable en soi, mais pour des raisons écologiques appelées à prendre de plus en plus d’importance. Même un train diesel peu rempli émet moins de CO2 qu’un avion de ligne. Dans ces conditions, on peut considérer comme un enjeu prioritaire de favoriser le train. Mais comment ?
On peut d’abord relever que dans certains cas, l’avion est objectivement moins cher que le train, si on ne prend pas en compte le coût de la pollution évidemment. Les compagnies low cost en particulier rationalisent à l’extrême l’usage du matériel et la quantité de travail, tout en jouant sur des rotations nombreuses et rapides.
Le train, ici, est désavantagé par le facteur temps : si un train de nuit met 10 heures pour relier deux points que l’avion relie en une heure ou deux, le temps de travail est divisé par cinq ou dix. Les compagnies de chemin de fer ont commencé à s’inspirer des low cost pour réduire le différentiel, avec par exemple des contrôleurs sur le quai. Mais sauf à imaginer des trains à conduite automatique, l’écart est difficile à résorber. Un investissement massif dans les lignes à grande vitesse en Europe changerait la donne, mais il aurait un coût colossal, économique ou environnemental.
Dans ces conditions, on peut déjà travailler à ramener une forme d’égalité en supprimant les subventions versées par les chambres de commerce et les collectivités locales, non pas aux compagnies aériennes directement, car c’est interdit en Europe, mais aux aéroports. Cela irait dans le sens d’une concurrence plus saine.
Si on souhaite aller plus loin et réduire sérieusement le trafic aérien, en considérant que son utilité sociale, rapportée à son coût écologique, est vraiment trop faible, alors on a fondamentalement deux options. La première, la plus intuitive pour les économistes, c’est la taxation. Il s’agit d’« internaliser les externalités », c’est-à-dire de réintégrer, dans le prix, des coûts environnementaux qui n’apparaissent pas dans le compte d’exploitation de l’entreprise.
On joue sur ce qu’on appelle le « signal prix » : si l’augmentation est significative elle décourage les usages et favorise donc les reports – ou la suppression du voyage : le client fait son arbitrage, en fonction de ses moyens et de ses besoins.
Signal-prix
Mécanisme qui désigne la manière dont le prix d'un produit ou service transmet des informations aux consommateurs et aux producteurs. Quand le prix d'un produit augmente, cela envoie un "signal" aux consommateurs qu'ils devraient peut-être acheter moins ou chercher des alternatives.
Cette option a des avantages : on peut régler le niveau de taxe, et le choix reste offert. Mais elle a pour inconvénients de créer une frustration chez les usagers et de réintroduire une inégalité économique là où le low cost, justement, avait réduit les différences entre classes sociales.
Seules les catégories aisées peuvent accéder aux voyages. Les réactions très négatives suscitées il y a quelques années par l’écotaxe ne plaident clairement pas en faveur de cette solution. Il faut alors avoir le courage d’endosser la deuxième solution, qui est l’interdiction faite à tous de prendre l’avion plus de x fois sur une période donnée. C’est ce que propose Jean-Marc Jancovici.
Cette idée fait polémique et elle peut paraître brutale. Mais elle a le mérite de casser à la racine la question de l’inégalité, et d’obliger à redéployer un autre modèle de vacances : se faire bronzer au bord de la mer, ce sera en été, pas très loin, au lieu d’aller à Djerba en hiver.
« Non, c’est un gadget pour se donner bonne conscience »
Pourquoi lui ?
Marc Ivaldi est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et chercheur à Toulouse School of Economics. Spécialiste d’économie industrielle, ses travaux portent sur les industries de réseaux, et notamment sur les transports. Il est actuellement président de l’Association française d’économie des transports.
L’idée d’une interdiction des voyages aériens – low cost ou non – a débarqué dans le débat public avec la Convention citoyenne pour le climat, il y a trois ans, avant d’être portée récemment par Jean-Marc Jancovici. Or elle ne repose sur aucun travail scientifique solide et, de quelque façon qu’on prenne le sujet, on voit que c’est un coup d’épée dans l’eau.
Commençons par le train, et plus précisément les lignes à grande vitesse puisque c’est sur elles, principalement, que l’on espère reporter le trafic aérien. Le TGV est une excellente solution pour relier des métropoles densément peuplées. Mais il perd beaucoup de sa pertinence quand on cherche à desservir des villes plus petites, tout simplement parce que le marché est bien trop modeste.
C’est un premier bémol ; à l’inverse, les futurs avions électriques d’une vingtaine de places seront parfaitement adaptés pour relier Stockholm et Östersund, à 500 km plus au nord – ou, plus près de nous, pour aller de Paris à Dax. Si je prends cet exemple, c’est parce que le projet de LGV GPSO (Grand Projet du Sud-Ouest) aura un coût très élevé au regard des usages.
Le vrai problème du train, ce sont les investissements (lignes, matériel) et les coûts fixes (entretien des infrastructures, du matériel). Si l’on veut vraiment soutenir le train, cela demandera des moyens considérables et il faudra le faire là où le marché existe. À l’échelle européenne, il faudrait en outre avoir deux réseaux : un pour le fret, un pour le trafic voyageurs, mais aussi assurer l’interconnexion technologique du réseau voyageurs, et aussi assumer une concentration de l’industrie, avec trois ou quatre opérateurs au lieu de 27 sociétés nationales. Nous n’y sommes pas, et l’avion n’a rien à voir avec ces difficultés, qui sont inhérentes au train.
Ensuite, le vrai concurrent du train n’est pas l’avion, mais la voiture. Même en s’en tenant aux déplacements de plus de 300 km, la moitié se fait en voiture. Si l’on cherche à réduire les émissions de CO2 liées aux transports, c’est sur les déplacements en voiture qu’il faudrait agir, car elle se taille la part du lion, avec 60 à 65 % du CO2 émis. Mais c’est bien plus compliqué, parce que bien souvent il n’y a pas de substitution.
Et puis les Gilets jaunes nous ont appris comment serait reçue une taxe carbone. L’avion pollue certes davantage que le train (il consomme environ 2,5 litres de kérosène par passager et par kilomètre parcouru), mais bien moins que la voiture. C’est donc bien l’éléphant au milieu de la pièce. En visant l’avion on se donne simplement bonne conscience.
J’ajouterai que les vols de moins de 500 km, ceux pour lesquels une substitution serait envisageable, ne représentent que 6 % du kérosène consommé en Europe. Au total, il apparaît qu’une interdiction des vols low cost n’aurait qu’un effet marginal sur le plan des émissions, qu’elle ne résoudrait en rien les problèmes spécifiques du développement du transport par chemin de fer, et qu’elle n’affecterait en rien la partie la plus polluante des transports, la voiture de monsieur tout le monde au quotidien.
C’est une mesure gadget, pour donner bonne conscience ou, espère-t-on vaguement, punir les riches (en réalité on punirait les retraités qui vont à Ibiza). Ce n’est pas ainsi qu’on construit des politiques publiques.