« Trente pour cent des exploitants ont un revenu inférieur à 350 euros par mois », chiffrait la Mutualité sociale agricole (MSA, la Sécu des agriculteurs), en octobre 2017, sur des données 2016. Soit moins que le Revenu de solidarité active… L’indignation avait alors gagné les Français.
Comment vivre avec si peu, surtout quand on ne compte pas ses heures ? En réalité, non seulement la disparité des situations des paysans brouille l’analyse, mais le mode de calcul de la MSA minimise leurs revenus.
Ses chiffres proviennent de leurs revenus fiscaux et sociaux (et pas du chiffre d’affaires) sur lesquels sont calculées les cotisations dont ils doivent s’acquitter. Les dispositifs de défiscalisation ne sont donc pas pris en compte, ce qui biaise le résultat en minorant ce que dégage vraiment l’exploitation.
Retrouvez le premier épisode de notre série - Les agriculteurs gagnent-ils 350 € par mois ? Pas vraiment
Le moins de salaire possible
D’autre part, les chiffres se basent sur un revenu comptable qui mélange coûts réels et coûts standard. « Dans le secteur agricole, on peut par exemple évaluer des animaux en stock ou immobilisés avec des coûts standard sans rapport avec l’exploitation », explique Olivier Augeraud, expert-comptable consultant et cofondateur du réseau AgirAgri, regroupant experts-comptables et avocats.
« C’est courant, mais la méthode ferait hurler dans d’autres secteurs. C’est un peu comme si Peugeot déterminait sa marge et sa politique tarifaire à partir de données statistiques historiques de voitures, toutes marques et tous marchés confondus. »
Par conséquent, le résultat comptable est impacté, sans que l’on sache de combien, par l’écart de valeur entre les coûts standard importés et les coûts de production réels. « À l’arrivée, on n’a qu’un bout de l’iceberg : c’est le chiffre MSA », résume Olivier Augeraud.
Les agriculteurs disposent généralement d’un patrimoine : bâtiments, terres… Il peut être constitutif du revenu, par exemple en louant du foncier à sa propre exploitation.
Olivier Augeraud,expert-comptable consultant et cofondateur du réseau AgirAgri.
Ensuite, « il ne faut pas confondre le prélèvement privé, qui correspond à ce que se verse l’agriculteur pour vivre, et le revenu de l’exploitation. Ce dernier, le résultat de la ferme, sert aussi à financer des stocks ou à changer de matériel, par exemple, poursuit Olivier Augeraud. Sans compter que les agriculteurs disposent généralement d’un patrimoine : bâtiments, terres… Il peut être constitutif du revenu, par exemple en louant du foncier à sa propre exploitation. » Sauf exception, les agriculteurs ne sont jamais salariés de leur ferme.
Les sommes prélevées à titre privé par les exploitants sont variées, fonction de la capacité de leur exploitation et de leurs besoins. En Loire-Atlantique, Jérôme et son père, Christophe Cosset, éleveurs de bovins viande, ont choisi de se prélever 1300 euros par mois.
À l’autre bout de la France, Stéphane Campo est maraîcher bio dans le Vaucluse, sur une toute petite surface : un hectare, dont 3 400 m² en production. En 2019, il a réalisé un bénéfice net de 25 000 euros lui permettant de se dégager environ 1500 euros par mois.
Dans l’Aube, Florent Thiebaut exploite 160 hectares de grandes cultures. Installé en janvier 2017, il vit pour l’instant sur un mi-temps de conseiller agricole, qu’il va arrêter à l’été 2021. Le seul prélèvement qu’il réalise une fois par an concerne le remboursement de l’emprunt des sommes dues à sa sœur, suite à la reprise de l’exploitation de leur père.
Le patrimoine avant tout
La comparaison entre prélèvement à but privé et salaire a toutefois ses limites. « Souvent, la maison fait partie de la ferme, le carburant, par exemple, passe comme une charge de l’exploitation », nuance Lucien Bourgeois, économiste.
En cas de problème, l'agriculteur peut vendre une partie de son capital, contrairement à un salarié.
Lucien Bourgeois,économiste.
Et surtout, en général, l’agriculteur dispose d’un patrimoine (terres, bâtiments…) pouvant être conséquent, résultat des investissements nécessaires au fonctionnement de la ferme, réalisés au long de sa carrière. « En cas de problème, il peut vendre une partie de son capital, contrairement à un salarié », ajoute Lucien Bourgeois.
Ce patrimoine pourra aussi être valorisé à la retraite, en complément des faibles pensions. « Un chef d’exploitation en carrière complète va toucher en moyenne 600 à 700 euros », chiffre Gilbert Guignand, secrétaire adjoint de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (APCA) et président de la Chambre d’agriculture Auvergne-Rhône-Alpes. Face aux demandes de la profession, les retraites vont être revalorisées au 1er novembre 2021, passant à 85 % du SMIC.
Même ainsi, la valorisation du capital restera essentielle. La valeur du patrimoine net des exploitations par exploitant non salarié est passée de 150 000 euros à 190 000 euros en valeur constante entre 2002 et 2019, d’après le Réseau d’information comptable agricole (RICA). Cet outil regroupe en France métropolitaine les données de 7 200 exploitations, représentatives des 300 000 fermes françaises pesant 97 % de la production de l’Hexagone.
Ses conclusions sur les revenus 2019, présentées fin 2020, montrent que toutes orientations confondues (élevage lait, viande, cultures…), en moyenne, les recettes sont de 236 500 euros, pour un EBE (Excédent brut d’exploitation – le chiffre d’affaires et les aides, moins les charges opérationnelles comme les aliments pour les animaux, et les dépenses de structures, par exemple le carburant) de 75 120 euros, et un revenu courant avant impôt – RCAI –, soit l’EBE retranché des amortissements) de 40 860 euros.
33 510 euros d’aides en moyenne
La part des subventions est non négligeable. « On est très dépendants des aides. Le vrai revenu, c’est les aides », analyse Florent Thiebaut. Elles proviennent de la politique agricole commune (PAC) européenne. Son premier pilier (sept milliards d’euros par an) concerne les aides surfaciques et à la production (par animal). Le second (trois milliards) porte sur l’investissement, les aides « vertes » (bio et mesures agro-environnementales), indemnité compensatoire de handicap naturel (ICHN, pour les zones difficiles comme les montagnes) et l’installation.
En Chiffres
13,9 %
C'est part moyenne des aides dans les recettes des agriculteurs, en 2019.
D’après le RICA, en 2019, les exploitations ont bénéficié en moyenne de 33 510 euros d’aides, représentant 13,9 % de leurs recettes. Avec des différences selon les productions : 50 500 euros en moyenne pour les éleveurs de bovins viande et 31 600 euros pour les fermes en grandes cultures.
Dans l’Aube, Florent Thiebaut touche 39 000 euros d’aides par an, incluant les aides à l’hectare, un paiement vert pour la luzerne et une subvention jeunes agriculteurs. La somme est loin d’être négligeable, étant donné que son EBE moyen est de 60 000 euros.
Avec son revenu, un agriculteur doit vivre, mais aussi investir. En général, ce revenu est insuffisant pour investir, donc il emprunte, ce qui explique des endettements assez élevés.
Thierry Pouch,chef du service des études économiques à l’APCA.
Les chiffres de revenus cachent une grande diversité de cas, dont certains sont dramatiques. Les difficultés financières que rencontrent nombre de producteurs sont loin d’être un mythe. Les raisons sont multiples, mais l’une d’elles revient souvent : le surendettement lié à des investissements trop lourds.
« Avec son revenu, un agriculteur doit vivre, mais aussi investir, rappelle Thierry Pouch, chef du service des études économiques à l’APCA. En général, ce revenu est insuffisant pour investir, donc il emprunte, ce qui explique des endettements assez élevés. » En moyenne, d’après l’APCA, la dette est de 193 000 euros par exploitation, avec de grosses différences selon les productions.
En Loire-Atlantique, Jérôme et Christophe Cosset, installés ensemble depuis 2016, ont près de 500 000 euros à rembourser, liés principalement à l’achat des animaux et à la construction d’un bâtiment. Le modèle du maraîcher Stéphane Campo est très différent : en 2015, il n’a dépensé que 6 000 euros pour son installation. Ensuite, il y a les incidents : le tracteur qui lâche, les animaux malades… Sans oublier les mauvaises récoltes.
Le syndrome du gros tracteur
Les achats non optimisés de matériel peuvent coûter cher. « Parfois, on se rend compte qu’il y a trop de tracteurs ou qu’ils sont trop puissants par rapport aux besoins », observe Sandrine Collet, expert-comptable chez Altonéo, en Mayenne, et membre d’AgirAgri.

Les emprunts grimpent rapidement : un tracteur peut coûter jusqu’à 250 000 euros, une moissonneuse-batteuse, 360 000 euros. Ces achats peuvent être tentants pour gérer la pression fiscale et sociale en jouant sur les amortissements. Pour le matériel neuf, il est possible d’amortir 35 % la première année.
« Cela permet de diminuer de beaucoup le résultat fiscal », commente Sandrine Collet. Et ainsi, de payer moins de cotisations et d’impôts. Le calcul est valable après une très bonne année. Le piège, c’est quand la défiscalisation devient la principale justification des achats, entraînant des emprunts trop importants.
« Aujourd’hui, les faillites d’exploitations résultent d’erreurs dans le pilotage économique, mais aussi dans la valorisation de la production », rappelle Olivier Augeraud. La guerre des prix faire rage, rendant difficile une revalorisation.
En Loire-Atlantique, Gaec Cosset a décidé de passer au bio et d’engraisser ses animaux. Un virage qui va leur permettre de mieux valoriser leurs bêtes sans explosion des coûts, mais cette astuce n’est pas possible dans toutes les exploitations. Elles restent tributaires des prix que l’aval accepte de payer.
Conscient de la problématique, le gouvernement s’est attaqué au sujet, avec une loi publiée fin 2018 : la loi EGalim. Elle a instauré toute une série de mesures pour une meilleure répartition de la valeur. Sans résultat probant pour le moment. Il reste du travail pour améliorer le revenu des exploitants, mais, bonne nouvelle, beaucoup touchent plus de 350 euros par mois.