Quels sacrifices sommes-nous prêts à consentir pour financer, exécuter et assumer la transition énergétique, c’est-à-dire une gigantesque décarbonation de l’économie et de la société ? C'est le sujet qu'a choisi de traiter la rédaction de Pour l'Éco ce mois-ci. À retrouver en kiosque et en ligne.
Lorsque les prix des carburants atteignent des sommets (2,10 € le litre de gazole en moyenne en France le 11 mars dernier), tout semble bon pour limiter la dépense : cocktails sans-plomb – éthanol E85 à la pompe, stations-service frontalières prises d’assaut (en Andorre comme au Mexique), hausse des vols de carburants sur les chantiers ou dans les camions…
À Paris et dans les Hauts-de-Seine, une tendance a pu être observée : le nombre de trajets effectués à vélo a grimpé en flèche, selon l’Institut Paris région : +23 % en février 2022 par rapport au mois précédent, +30 % par rapport à février 2020.
Une réaction immédiate au prix du carburant ? Sans doute. Car l’appétit des voitures thermiques devient désormais trop cher à satisfaire : « Au niveau des prises de commandes, en mars, on ressent un intérêt supplémentaire pour le véhicule électrique » observe-t-on chez Renault, « surtout sur les Zoé et Twingo électriques. »
François Mary, président du groupement des concessionnaires Peugeot, ne dit pas autre chose : « Lors du week-end portes ouvertes du 12-13 mars, les électriques et hybrides ont représenté 50 % des commandes. Sur ces véhicules, nous avons réalisé 240 % de l’objectif. C’est inimaginable. Les prix des carburants accélèrent la transition écologique » sourit le concessionnaire normand.
Ford France aussi en a fait le constat : « Le superéthanol est largement plébiscité par les utilisateurs, en témoignent les pourcentages d’E85 dans les commandes totales depuis le début de l’année 2022 » déclare le constructeur. Sur son tout dernier SUV, le Puma, les clients choisissent à 80 % la motorisation à éthanol. La Fiesta, meilleure vente de Ford, est pour sa part demandée en version E85 à hauteur de 66 % de ses commandes.
Voilà pour les acheteurs de voitures neuves, qui ne constituent cependant qu’une faible part des automobilistes (3,6 achats d’occasion pour 1 véhicule neuf en France en 2021).
À lire aussi > Voitures d’occasion : un marché florissant et convoité, en quête de confiance
Résignation
Car l’immense majorité des automobilistes n’a d’autre choix que de se résigner face aux prix des carburants : « Pour ma part, le resto hebdomadaire du vendredi midi va sauter » explique l’un sur un réseau social, « obligée de prendre ma voiture pour aller travailler, je pense rogner sur les dépenses de loisirs » indique une autre. Des témoignages vus des centaines de fois…
Envisager une évolution de son mode de déplacement n’est en effet possible qu’à certaines conditions, d’après un rapport du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) publié en février 2022.
Tandis qu’il est question de l’éventuelle introduction d’une taxe carbone qui viendrait alourdir la fiscalité de l’essence, les auteurs pointent dans leur rapport le fait que « pour que l’acceptabilité soit au rendez-vous, il faut que la hausse des prix des carburants soit effectuée dès lors que des alternatives crédibles au véhicule thermique soient proposées, que le marché de l’occasion […] en comprenne une proportion significative et que des redistributions soient prévues pour les ménages les moins aisés ».
Taxe carbone
Écotaxe qui s’ajoute au prix de vente des produits ou des services en fonction de la quantité de gaz à effet de serre émise lors de leur production et/ou utilisation, et payée par les utilisateurs d’énergie fossile (notamment le transport routier et le bâtiment). Plus le produit en émet et plus il est taxé.
Ces redistributions prendraient la forme « d’investissements dans les transports publics et ferroviaires » selon le CGEDD.
Le changement ne serait donc pas forcément pour maintenant : les programmes de développement des transports en commun sont longs et coûteux à mettre en place tandis que d’un autre côté, la voiture électrique en est encore au début de sa démocratisation, notamment à cause d’une autre crise, celle des semi-conducteurs.
Le renchérissement des prix des carburants mènera-t-il donc in fine à une baisse des achats de véhicules, quels que soient leur mode de propulsion ? Une hypothèse à prendre très au sérieux.
Le dirigeant du groupe Stellantis ne cesse d’alerter sur le fait que le véhicule électrique est trop cher, et qu’il détournera les classes moyennes de l’accès à un véhicule neuf.
À lire aussi > Comment la voiture devient peu à peu un produit de luxe
AAA Data, la structure qui traite les statistiques de l’automobile dans l’Hexagone, le craint aussi désormais : « Du côté des commandes, on observe l’attentisme des acheteurs » révèle l’association pour expliquer la baisse de 10 % vue sur les deux premiers mois de l’année.
En ce qui concerne le véhicule d’occasion, « dans les prochains mois, les automobilistes pourraient adopter une attitude attentiste voire reporter leur projet, tant les tensions sont fortes » complète AAA Data. Des « tensions » matérialisées par les prix à l’achat, le coût du carburant, de l’assurance…
Même la domination des SUV dans les ventes de véhicules neufs (47 % contre 46 % pour les berlines) pourrait être remise en question selon Carlos Tavares, le président du directoire de Stellantis : « Il est clair que de tels prix (ndlr, de l’essence) rendent la berline compétitive, car son aérodynamique est plus favorable à une basse consommation. Cela ne correspond pas aux attentes et à la demande de nos clients pour l’instant, mais le fait que le coût du transport augmente sous l’effet des prix du pétrole les mènera certainement à ce genre de produits » a fait savoir le Portugais à la presse économique américaine.
Un raisonnement fort logique qui ne se traduit pas encore en réalité sur le terrain, néanmoins : « Les clients aiment et sont habitués à une position de conduite en hauteur, ils se considèrent plus en sécurité que dans une voiture traditionnelle » note Vincent Montoux, concessionnaire automobile en Bourgogne et président du groupement des concessionnaires Audi de France.
Ce dernier ne constate aucun fléchissement de la demande sur ces 4x4 forts à la mode, au contraire : « Il y a une grosse demande de SUV hybrides » confie-t-il même.
À lire aussi > Combien ça coûte une voiture hybride ?
Rapprochement ou télétravail ?
L’explosion des prix des carburants devrait néanmoins avoir des effets qui dépassent largement les achats de véhicules.
Selon Hervé Baptiste, enseignant-chercheur urbaniste à l’université de Tours, « ce que l’on observe aujourd’hui, c’est que les ménages commencent à se renseigner sur les réseaux de transport en commun, les prises en charge des déplacements par l’employeur, les subventions pour l’achat d’un vélo électrique, etc. Ce sont des changements marginaux, des signaux » considère le chercheur, qui pointe aussi un fait parfaitement symptomatique de l’époque : « Certains s’interrogent sur un changement de mode de transport, d’autres sur l’opportunité d’un déplacement. Au cours des 30-40 dernières années, la mobilité était facile, mais nous devrions arriver à un tassement des kilomètres parcourus et à une rationalisation des déplacements. »
À lire aussi > Vélos, voitures : plus complémentaires qu’ennemis ?
Aux yeux de Richard Grimal du Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement.), « l’hypothèse d’une réaction décalée à l’augmentation des prix du carburant semble se confirmer ».
Et de se faire plus précis : « Les périodes de forte hausse des prix des carburants entraînent une réduction des kilométrages parcourus en voiture et le report des individus vers d’autres moyens de transport plus économiques. De même, on peut s’attendre à ce que les niveaux de prix jamais atteints actuellement observés entraînent des évolutions significatives et durables dans les comportements. À long terme, certains ménages pourraient envisager de se relocaliser dans un lieu où ils seraient moins dépendants de l’automobile » c’est-à-dire non loin des grandes métropoles, là où le mètre carré est le moins abordable : « Lorsqu’un ménage cherchera son nouveau logement, c’est clairement une question qui va se poser » abonde Hervé Baptiste.
À lire aussi > La hausse du prix des carburants fait-elle abandonner la voiture (selon la théorie économique) ?
Selon lui en effet, lorsque les transports représentent plus de 18 % du budget d’un ménage, celui-ci devient « vulnérable » d’un point de vue économique. Il est enfin une évolution qui pourrait devenir massive et durable en raison des prix des carburants.
Le recours au télétravail : « L’extension du télétravail pourrait permettre d’amortir le surcoût de l’utilisation de la voiture, quoiqu’avec des effets paradoxaux en permettant à certains ménages de se localiser plus loin de leur travail. C’est en tout cas une question qui mériterait d’être approfondie » conclut le chercheur du Cerema.
L’on observe aujourd’hui que les ménages commencent à se renseigner sur les réseaux de transport en commun, les prises en charge des déplacements par l’employeur, les subventions pour l’achat d’un vélo électrique, etc...
Hervé Baptiste,enseignant-chercheur urbaniste à l’université de Tours