« Je voudrais dire aux millions d’usagers qui recourent quotidiennement à nos services mes regrets et mes excuses ». À peine nommé à la tête de la RATP, l’ancien premier ministre Jean Castex n’a pas éludé les difficultés.
Rames bondées, quais saturés… Alors que les transports en commun d’Île-de-France sont pointés du doigt pour leur qualité de service jugée déclinante, l’ouverture à la concurrence du réseau de bus de la RATP, première étape avant les tramways en 2030 puis les métros et RER en 2040, fait débat. Est-ce une partie du problème ou au contraire la solution pour les régler ?
Les salariés sont inquiets quant à l'avenir de leurs conditions de travail et de nombreux élus jugent l’application de cette réforme déraisonnable à l’approche des Jeux olympiques de 2024 à Paris. Mais l’ouverture à la concurrence pourrait aussi à terme rendre l’offre de transport plus dynamique pour les usagers.
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Par nature, un secteur difficilement rentable
Même mis en concurrence, les réseaux de transports sont loin d’être un marché comme les autres. Quand les autorités organisatrices lancent un appel d’offres, plusieurs opérateurs proposent un modèle de financement avant que l’un d’eux soit sélectionné pour une exploitation de sept ans. Le transport lui-même demeure un service public : certes, sa production est déléguée à un opérateur privé, mais l’autorité organisatrice reste aux commandes. « Le concessionnaire s’efforce de trouver les clients et d’équilibrer ses comptes tout en respectant un cahier des charges », explique Michel Savy, professeur émérite à l’Ecole des ponts et à l’Ecole d’urbanisme de Paris.
De plus, l’équilibre est particulièrement tendu entre les dépenses et les recettes. « Le transport public coûte très cher et n’est jamais rentable, il bénéficie donc de modalités de financement particulières », explique Justine Orier, avocate spécialisée en droit des infrastructures. En France, les prix des billets couvrent seulement 30 % des coûts d’exploitation. « Les 70 % restants proviennent à la fois d’un financement de la collectivité et d’une participation réglée par les entreprises », détaille Michel Savy.
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La crainte de conditions de travail dégradées
Les problèmes d’exploitation à la RATP s’expliquent en grande partie par la pénurie de conducteurs. Celle-ci est liée à des effets structurels, notamment aux nouvelles ambitions professionnelles post-Covid-19, mais également à la dégradation globale du métier. « Les prises de service peuvent impliquer des horaires difficiles. Le cœur du réseau étant les ressources humaines, la pénurie entraîne l'annulation de certains trajets », explique Anouk Exertier, responsable conseil transports urbains et mobilités chez Egis.
Alors que le métier ne fait déjà plus rêver, les salariés redoutent une dégradation de leurs conditions de travail et des évolutions de carrière rendues plus difficiles avec l’ouverture à la concurrence. « Par exemple, nous craignons l'instauration de davantage de week-ends travaillés, avec une rémunération en berne », avance Fabien Renaud, président de la CFE-CGC groupe RATP. Le maintien des rémunérations est garanti pour un premier transfert, mais à plus long terme, c’est l’inconnu. « Comme les salaires représentent l’une des plus grandes charges des entreprises, les opérateurs risquent d’y toucher s’ils souhaitent faire des économies », craint le syndicaliste.
« Là où il y a une levée de boucliers, c’est qu’il n’y a pas de négociation possible puisque le transfert des contrats de travail est automatique », explique Justine Orier. En effet, selon la loi LOM (loi d’orientation des mobilités) de 2019, les contrats de travail des salariés sont transférés au nouvel employeur. “Si le salarié refuse, il en résultera un licenciement pour cause réelle et sérieuse, impliquant donc des indemnités amoindries”, complète l’avocate.
Pour Fabien Renaud, c’est également la qualité de service qui pourrait se dégrader. « C’est une mauvaise nouvelle tant pour les salariés que pour les usagers. Dès qu’un service public s’ouvre à la concurrence, le fonctionnement s’en voit déstructuré », avance le syndicaliste.
Employant plus de 60 000 salariés, la RATP est un établissement hors norme. « Ils ont un savoir-faire très pointu et exploitent l’un des réseaux les plus complexes du monde », abonde Anouk Exertier. Conserver sa maîtrise tout en répartissant sa gestion entre plusieurs acteurs n’est pas garanti, et représente l’un des enjeux majeurs de l’ouverture à la concurrence.
Objectif innovation et optimisation
« Il faut être honnête : certains transporteurs exploitaient des réseaux depuis 30 ans sans aucune innovation ou optimisation », reconnaît Anouk Exertier. La concurrence peut rendre les opérateurs plus dynamiques, régler les dysfonctionnements et favoriser les investissements, les entreprises ayant intérêt à se démarquer pour remporter les appels d’offres.
L’ouverture à la concurrence a justement pour ambition l’amélioration de la qualité de service en baissant le coût au kilomètre. « L’objectif est d’avoir plus de bus et de lignes en circulation, notamment pour inciter les usagers à ne plus prendre leur voiture », explique Delphine Séné, responsable du pôle transport chez Alenium Consultants. Une meilleure offre de transport pourrait en effet inciter les particuliers à les utiliser, et baisserait ainsi les émissions de CO2.
Bien que l’ouverture à la concurrence des transports fasse l’actualité, le processus est déjà en œuvre dans le reste de la France : c’est seulement la RATP, avec Île-de-France Mobilités (IDFM), qui n’a pas encore appliqué une réglementation européenne datant de ... 2007. « À Bordeaux, à Lyon ou encore à Lille, cela fonctionne très bien : les autorités organisatrices et les opérateurs sont désormais bien rodés », affirme Delphine Séné. « Cela ne pose pas de problème en province, les usagers ne remarquent même pas le passage d’un opérateur à un autre », abonde Bruno Gazeau, président de la Fédération nationale des associations d’usagers des transports.
Mais le résultat diffère dans les quelques communes d’Île-de-France déjà concernées par la mise en concurrence. « Les conditions de travail ont baissé dans la grande couronne. Cela a eu pour conséquence le blocage des services le jour même de l’ouverture », relate Fabien Renaud.
Dans certains territoires, les cahiers des charges exigent en effet une amélioration de la productivité des bus et du personnel. Ces mesures ont engendré des grèves, comme à Vaux-le-Pénil, en Seine-et-Marne, l’été dernier. « Si l'innovation se fait au détriment de l’humain, cela peut entraîner une casse sociale. C’est une ligne de crête difficile à tenir », pointe Anouk Exertier. Reste à voir comment cela se passera dans le reste de la région, et si IDFM parvient à conserver ses moyens humains et techniques d’ici à 2025.