Cet article est extrait de notre hors-série consacré à l'amour. À retrouver en kiosque.
Les chiffres sont formels : pratiquement un Japonais sur quatre né après 1985 restera célibataire à vie1. Au pays du Soleil-Levant, l’amour est en crise. En juin 2015, une étude menée par le cabinet du Premier ministre révélait que 37,6 % 2 des célibataires de 20 à 39 ans n’éprouvaient aucun intérêt pour la romance. Cela se traduit par un taux de fécondité au plus bas (1,4 enfant par femme) et un nombre de mariages qui a fortement chuté (moins 100 000 entre 2010 et 2019). Étonnant puisque le mariage a toujours été une « obsession nationale au Japon, avec des livres dissertant sur le sujet à n’en plus finir », rappelle la sociologue spécialiste du Japon Muriel Jolivet3. Mais que s’est-il donc passé dans l’archipel ?
« Le Japon traverse une crise profonde du couple. Les nouvelles générations ne veulent ou ne peuvent plus se marier parce que le mariage repose sur un modèle socio-économique désormais hors de portée : la femme au foyer et l’homme assurant les revenus », nous explique Agnès Giard, anthropologue. Ce modèle ne peut fonctionner que si l’homme gagne au minimum 4 millions de yens par an, soit environ 31 000 euros, or seuls 15 % des Japonais ayant la vingtaine atteignent ce seuil. »
Cet article est extrait de notre hors-série consacré à l'amour. À retrouver en kiosque.
Les chiffres sont formels : pratiquement un Japonais sur quatre né après 1985 restera célibataire à vie1. Au pays du Soleil-Levant, l’amour est en crise. En juin 2015, une étude menée par le cabinet du Premier ministre révélait que 37,6 % 2 des célibataires de 20 à 39 ans n’éprouvaient aucun intérêt pour la romance. Cela se traduit par un taux de fécondité au plus bas (1,4 enfant par femme) et un nombre de mariages qui a fortement chuté (moins 100 000 entre 2010 et 2019). Étonnant puisque le mariage a toujours été une « obsession nationale au Japon, avec des livres dissertant sur le sujet à n’en plus finir », rappelle la sociologue spécialiste du Japon Muriel Jolivet3. Mais que s’est-il donc passé dans l’archipel ?
« Le Japon traverse une crise profonde du couple. Les nouvelles générations ne veulent ou ne peuvent plus se marier parce que le mariage repose sur un modèle socio-économique désormais hors de portée : la femme au foyer et l’homme assurant les revenus », nous explique Agnès Giard, anthropologue. Ce modèle ne peut fonctionner que si l’homme gagne au minimum 4 millions de yens par an, soit environ 31 000 euros, or seuls 15 % des Japonais ayant la vingtaine atteignent ce seuil. »
À lire Le couple, une entreprise comme les autres
Depuis l’éclatement de la bulle économique dans les années 1990, les salaires ayant baissé et les emplois étant devenus plus précaires, de plus en plus d’hommes sont donc exclus du marché matrimonial. « Il est devenu très compliqué de fonder un foyer au Japon car cela suppose beaucoup de sacrifices », poursuit la spécialiste. Et les Japonaises ? « Celles qui ont aujourd’hui entre 35 et 40 ans ont été élevées par une mère au foyer qui leur a dit : “Surtout ne fais pas comme moi, fais des études, aie une carrière, aie les moyens d’être indépendante et libre” », complète Muriel Jolivet.
Le Japon traverse une crise profonde du couple. Les nouvelles générations ne veulent ou ne peuvent plus se marier parce que le mariage repose sur un modèle socio-économique désormais hors de portée.
Agnès Giard,anthropologue
32 000 entreprises du sexe
Pour beaucoup de Japonais et de Japonaises, le couple est devenu un concept dépassé, qui « disparaît au profit des individus », explique Pierre Caule, réalisateur du documentaire L’Empire des sans. Mais faire une croix sur le modèle traditionnel amoureux ne signifie pas pour autant renoncer à son plaisir personnel. Le marché du sexe représente ainsi 1 % du PIB et compte environ 32 000 entreprises en 2020 !
Les nombreux sex-shops font un tabac au Japon : l’industrie des sex-toys représentait plus de 1,4 milliard d’euros en 2019. Et c’est plus de 830 millions d’euros pour le porno. Les « videobox », petits espaces dans lesquels les Japonais peuvent s’isoler devant un film porno, se comptent par centaines à Tokyo. Plus de 5 200 « love hotels » contournent l’interdiction de la prostitution et 20 500 petits salons de massage (appelés les « fashion health ») offraient des services sexuels en 2020. Le massage des lobes des oreilles ? 50 euros. Boire un verre dans un bar avec une hôtesse ? 350 euros. Et puis… il y a les fameuses « love dolls ». Environ 1 000 poupées à taille humaine et faîtes à la main sont vendues chaque année, sur commande, en tant que partenaire sentimentale (voir encadré). Un bien accessible au prix de 6 500 euros « seulement » !
Lire aussi Combien ça coûte, un couple hétéro ? La grande addition de Lucile Quillet
En Chiffres
1,4
Soit en milliard d'euros ce que représentait l'industrie des sex-toys au Japon en 2019.
Source : Sexual wellness products market size Japan FY 2014-2019, L. Kettenhofen
Le gouvernement inquiet
Deux tiers des hommes âgés de 20 à 30 ans seraient, ce que l’on appelle, des « herbivores », c’est-à-dire indifférents aux plaisirs de la chair. « Cette génération d’hommes inquiète les pouvoirs publics, car elle met en danger non seulement le taux de natalité, mais aussi la croissance et la consommation », souligne Pierre Caule dans son documentaire.
Soucieux, le gouvernement a mis en place plusieurs mesures ces dernières années : un congé parental a été instauré pour les pères, des crèches ont été financées, les heures supplémentaires plafonnées, un guide des relations femmes-hommes publié… Tokyo est allé jusqu’à financer des systèmes de rencontre en ligne basés sur l’intelligence artificielle ! Ces solutions sont pour le moment insuffisantes. Pas sûr que les politicien(ne)s soient bien formé(e)s aux remèdes contre la crise… amoureuse.
Lire aussi Travail gratuit, impôts... Au cœur du couple aussi, l'argent est moteur d'inégalités
1 D’après l’étude la plus récente réalisée par l’Institut national de recherches sur la population et la sécurité sociale (2013).
2 Agnès Giard
Ces révoltés qui jouent à la poupée
« Il existe une idée stéréotypée selon laquelle les firmes qui produisent des love dolls viennent au secours des célibataires. C’est inexact, assure l’anthropologue Agnès Giard. Il ne suffit pas d’être en manque pour avoir envie de s’acheter une poupée. Le profil type du client n’est pas l’homme souffrant de sa solitude, ni le looser qui se rabat – faute de mieux – sur un objet parce qu’aucune femme ne veut de lui. C’est une personne révoltée. La plupart des propriétaires de love dolls sont des otaku, c’est-à-dire des spécialistes de mondes virtuels, très doués pour les jeux de simulation. S’ils se tournent vers les love dolls, c’est parce qu’elles sont le moyen le plus spectaculaire de rompre avec une société, un système, qui force les jeunes à rester célibataires. Ils aspirent à un autre modèle et le signalent, de façon provocatrice, en jouant à la poupée. »
Pour aller plus loin
Un désir d’humain, les love doll au Japon (éditions Les Belles Lettres, 2016), Agnès Giard.
Chroniques d’un Japon ordinaire (éditions Elytis, 2019), Muriel Jolivet.
Le documentaire L’empire des sans (Kami productions, France 3, 2010), Pierre Caule.