Ce qui devait arriver arriva. Début février, la bulle GameStop éclate et le cours de l’action redescend aussi rapidement qu’il était monté. L’heure est aux questions: « À qui a profité cette frénésie ? », « Quels en sont les risques ? », « Peut-elle se reproduire ? ».
En attendant, les histoires d’utilisateurs du forum WallStreetBets qui se sont enrichis dans l’affaire font le tour des médias. Étudiants qui remboursent leurs dettes avec leurs gains, dons d’argent et de consoles aux hôpitaux et aux associations, remboursement de frais médicaux: en plein Covid-19, ces « success stories » de gens ordinaires font du bien. On parle même de film sur les créateurs du forum !
Quelques gagnants, beaucoup de perdants
Mais à New York, Guillaume Jeannin, fondateur du fonds Benevolent AM, est mesuré. « À chaque fois que des personnes lambda peuvent accroître leur culture financière, c’est bien. Ce qui est dommage, c’est que beaucoup ont suivi le mouvement sans réfléchir et se sont retrouvés à perdre de l’argent quand le prix de l’action est redescendu », explique-t-il.
En effet, la « GameStop mania » ne s’est pas bien terminée pour tout le monde. Elle a laissé dans son sillage bien des néophytes de la finance, qui ont perdu des centaines voire des milliers de dollars en misant gros et vendant leurs actions trop tard. Dans certains cas, ils ont suivi les conseils d’autres membres de WallStreetBets, qui urgeaient le reste du forum à « tenir la ligne ».
D’après les données de la société Cardify, qui étudie les comportements de consommation, 50% des individus qui ont misé sur GameStop pendant cette période étaient des primo-investisseurs.
En Chiffres
50 %
de primo-investisseurs dans les achats d'action GameStop
Joshua Tyler White, professeur de finance à l'université Vanderbilt, était inquiet depuis le début. « On sait comment ce genre de choses se termine, résume cet ancien de la SEC (Securities and Exchange Commission), le gendarme boursier américain. Les gens qui investissent tôt ont gagné beaucoup d’argent. Les autres, arrivés plus tard en pensant qu’ils allaient s’enrichir, en ont perdu. Le problème, c’est que ces personnes sont souvent plus vulnérables. Elles ont peu de revenus. Certaines sont âgées et investissent l’argent de leur retraite. Cela fait mal au cœur ».
SEC
Organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers. Ce « gendarme de la Bourse » américain a des fonctions similaires à celles de l’Autorité des marchés financiers que l'on rencontre dans d’autres États.
Une régulation défaillante ?
Déjà l’objet d’une enquête parlementaire, la « saga GameStop » est aussi passée au crible par les enquêteurs de la SEC. Ils cherchent à savoir si les posts des membres de WallStreetBets constituent de la manipulation de marché. La pratique, illégale, consiste à disséminer de fausses informations pour influer sur les cours boursiers.
Cependant, prouver l’intention de nuire est une tâche très difficile, d’après les experts. Ça l’est encore plus dans un forum en ligne composé de millions de membres anonymes.
Entre autres retombées, l’affaire WallStreetBets a permis de mettre en avant les inégalités d'accès au marché dont se plaignent les petits boursicoteurs depuis longtemps. Ce sentiment d’exclusion, de ne pas se battre avec les mêmes armes que les grands, a contribué à la volonté de revanche qui a imprégné la fronde GameStop.

« L'accès à l’information sur les marchés est un problème, reconnaît Guillaume Jeannin. Les pros ont la possibilité de stocker de l’information boursière, de l’acheter et de la revendre. Certaines informations ne sont pas publiques, comme les transactions faites à l'extérieur du marché, directement entre plusieurs acteurs financiers dans les dark pools. », poursuit-il en référence à ces plateformes privées d'échanges de titres en marge de la Bourse.
Dark pools
Plateformes électroniques où des investisseurs qualifiés s’échangent de gré à gré des valeurs mobilières (actions, obligations, produits dérivés). Les dark pools ne sont pas soumis aux mêmes règles de transparence que les Bourses. À l’origine, ils permettaient surtout aux investisseurs institutionnels de céder des blocs de titres sans être détectés par les spéculateurs (comme les hedge funds ou les traders à haute fréquence). Ils sont aujourd’hui largement utilisés.
Dans un tel système, les échanges restent secrets jusqu'à la transaction finale. « Cela a tendance à faire des jaloux », observe Guillaume Jeannin.
Quand Paolo Pasquariello, professeur de finances à l'Université du Michigan, a été alerté en temps réel de la saga GameStop par son fils Nico, membre de WallStreetBets, il a vu une opportunité: montrer à son adolescent les risques de placer de l’argent en Bourse. Le duo a décidé d’acheter une action Blackberry, également promue dans WallStreetBets, à 20 dollars.
Résultat des courses: « Nous avons perdu huit dollars mais si nous avions mis 2 000 ou 20 000 dollars, nous aurions perdu beaucoup plus. Et c’est ce qui s’est passé pour de nombreux gens, indique le père. Pour moi, cet épisode est une défaillance. Tous les investissements dans GameStop sont autant d’argent qui ne va pas à la recherche pour le vaccin contre le Covid par exemple ou d’autres causes bénéfiques à la société. Les marchés financiers ne sont pas un jeu. Quand les prix font du yoyo, les ressources ne sont pas bien distribuées. Finalement, les petits perdent et, sur le long-terme, les grandes institutions financières sortent gagnantes ».
Il y aura d'autres "GameStop"
Comme d’autres jeunes Américains, Nico Pasquariello doit sa culture financière à Elon Musk, l’influent patron de SpaceX, Reddit et aux « influenceurs » sur les réseaux sociaux. Pour lui, un nouveau GameStop est possible.
« Elon Musk parle de ce qui s’est passé, mais il n’est plus le seul. D’autres milliardaires aussi, comme l’homme d’affaires et investisseur Mark Cuban, l’ont rejoint. Beaucoup de YouTubers s’y intéressent aussi maintenant. Si quelqu’un comme Elon Musk tweete à nouveau quelque chose sur WallStreetBets, on verra le même emballement se produire, en plus grand même… si la SEC et les hedge funds ne l'empêchent pas ».
C'est la fin de notre série : Traders contre Geeks, la guerre de Wall Street