« Oui, parfois, nous échouons. » Le 28 février dernier, lors de la deuxième journée des investisseurs de l’histoire de Goldman Sachs (GS) organisée à New York, le PDG David Solomon tentait de rassurer après les derniers résultats financiers de la banque d’affaires. Depuis plusieurs années, celle qui est parfois accusée de gouverner secrètement le monde enchaîne les mauvaises nouvelles. Une nouvelle ère qui contraste avec la longue période qui a vu la reine des banques d’investissement côtoyer les sommets, à tel point que son ancien dirigeant n’hésitait pas à décrire son activité comme le « travail de Dieu ».
Signe que les temps ont changé : son PDG n’est plus le banquier le mieux payé de Wall Street. Avec ses 25 millions de dollars, il est passé derrière les patrons de JPMorgan, Bank of America et Morgan Stanley. La raison : en 2022, le bénéfice net de la banque d’affaires – 11,26 milliards de dollars – n’a pas atteint les objectifs. Pire, le dernier trimestre a été catastrophique, avec seulement 1,33 milliards de bénéfice net, soit 70 % de moins qu’au quatrième trimestre 2021. Résultat, l’établissement cherche à réduire ses coûts : il va se séparer de 3 200 personnes sur ses 49 000 employés, et il veut mettre fin, avant 2025, aux pertes de sa division des prêts à la consommation.

Ces mesures lui permettront-elles de rattraper sa concurrente de toujours, Morgan Stanley, dont la valorisation a décollé grâce à sa diversification dans la gestion de fortune ? Rien n’est moins sûr, car Goldman Sachs, elle, n’a pas pivoté d’un iota.
Quand l’économie fait sa loi : la diversification
Se diversifier consiste, pour une entreprise, à se placer sur un ou plusieurs nouveaux marchés. L’opération permet de créer une nouvelle source de revenus, de répartir les risques d’exploitation, et de réaliser des synergies. La diversification peut aussi viser à compenser une baisse de rentabilité des activités premières de l’entreprise : c’est l’objectif de Goldman Sachs, constatant que son activité historique, le trading et la banque d’investissement, lui rapporte moins qu’avant. Si pour l’instant, GS n’a pas encore réussi à diversifier son modèle économique, ce n’est pas le cas de sa rivale Morgan Stanley. Après la crise de 2008, cette dernière a développé avec succès son activité de gestion d’actifs, offrant des rendements jugés plus stables, qui représente désormais près de la moitié de son chiffre d’affaires.
Son business model reste très (trop) dépendant des fluctuations du marché. Développer de nouvelles sources de revenus, c’était pourtant l’objectif de David Solomon, arrivé comme PDG en 2018. GS, créée en 1869, reste la même : elle a toujours excellé d’une part dans le trading et la Banque de financement et d’investissement (BFI), c’est-à-dire l’achat et la vente d’actions, d’obligations et d’autres produits financiers pour de gros clients, d’autre part dans le conseil aux entreprises en matière de fusions acquisitions ou d’introduction en Bourse. C’est beaucoup, mais c’est tout.
Des réglementations plus dures
Problème : depuis la crise financière de 2008, ces activités rapportent moins, en partie en raison d’un durcissement de la réglementation. La loi contraint les banques à constituer plus de réserves d’argent pour la même activité de financement. « Entre avant la crise et après la crise, le niveau de fonds propres a quasiment doublé, ce qui a fait baisser la rentabilité de cette activité », explique Thomas Rocafull, directeur de Sia Partners.
Les revenus des activités de BFI dépendent ensuite fortement du contexte conjoncturel. Très lucratifs les « bonnes années », comme en 2021, quand l’économie est repartie après le Covid, les revenus chutent les mauvaises années comme en 2022 – qui a vu les taux d’intérêt et l’inflation atteindre des sommets pendant que les marchés boursiers dégringolaient. GS n’a pas fait exception : le chiffre d’affaires de son activité de BFI a chuté de près de moitié.

Enfin, son projet de banque de détail Marcus, censé être le fer de lance de sa diversification, a subi un sérieux coup de rabot l’année dernière, malgré son partenariat avec Apple. Elle pourrait même être cédée ou restructurée.
La banque de détail, un marché très encombré
Quand Marcus, le projet d’une plateforme numérique bancaire grand public est lancé en 2016, le marché est déjà occupé par les banques traditionnelles, bientôt rejointes par les Gafam et les néobanques. S’y lancer nécessite des investissements colossaux dont GS n’a pas forcément conscience. Depuis décembre 2020, déjà trois milliards de dollars sont partis en fumée. Lloyd Blankfein, le PDG d’alors, embauche des spécialistes du crédit à la consommation – mais ces derniers perdront la main sur le projet après la réorganisation de janvier 2020 décidée par son successeur : les services bancaires aux particuliers seront fondus dans une nouvelle unité dirigée cette fois par des vétérans de Goldman, sans expérience des services financiers de détail. Ces derniers vont faire de mauvais choix : préférer des solutions maisons à des acquisitions ou de la sous-traitance pour l’hébergement des services financiers. Bref, ils ont réinventé l’eau chaude et perdu des milliards.
La direction explore « des alternatives stratégiques » à cette activité, a expliqué Solomon lors de la journée des investisseurs du 28 février. L’explication est en partie culturelle, analyse Thomas Rocafull : « La logique du sur-mesure, avec des groses affaires et des grosses marges, celle de GS depuis ses débuts, est trop différente de la banque de détail, qui fait de petites marges mais de gros volumes. Bref, avoir un réseau extraordinaire ne suffit pas pour conquérir le grand public. »
Le DG est aussi DJ
Construit pendant des décennies, le réseau de GS est à la mesure de son aura mondiale inégalée. Elle a attiré de jeunes banquiers dont certains sont passés par des postes prestigieux dans la très haute administration publique, dans les gouvernements américains et européens, avant de réintégrer la firme. Parmi ses anciens ou nouveaux cadres, on trouve un ex-secrétaire américain au Trésor, l’actuel premier ministre britannique ou encore l’ancien président de la Commission européenne.
Pourtant, là aussi, les choses ont changé : moins bien payés qu’avant et appréciant peu le management musclé de Solomon, ils seraient un certain nombre, selon le New York Times, à avoir pris la poudre d’escampette. Le DG plus qu’atypique – DJ à ses heures perdues – pratique un style direct et tapageur qui tranche avec le ton feutré de ses prédécesseurs. Le sexagénaire est aussi celui qui a organisé, pour la toute première fois, une journée consacrée aux investisseurs en 2020, dont la deuxième édition s’est tenue le 28 février dernier, offrant un aperçu de la stratégie de la firme – une telle communication aurait été impensable il y a peu.
Scandales en série
Pendant longtemps, la banque a conseillé les grands de ce monde, les États et les entreprises. En 1999, elle entre en Bourse, mais ce n’est que lors de la crise financière de 2008 que le grand public entend le nom de cette banque pour la première fois, lorsqu’elle est accusée d’avoir spéculé sur l’effondrement des produits de type subprimes, pourtant vendus à ses clients. Les « affaires » s’enchaînent ensuite : elle est mise en cause pour son rôle dans la crise de la dette grecque, où elle aurait aidé le gouvernement à maquiller les comptes publics. Elle est condamnée à de lourdes amendes en raison du scandale du fonds souverain 1MDB (Malaysia Development Berhad), dans lequel des fonctionnaires de Malaisie ont reçu 1,6 milliard de dollars de pots-de-vin, ou pour ses fonds d’investissement environnementaux, sociaux et de gouvernance qui ne respectent pas leurs promesses de durabilité. « GS a toujours pratiqué un style de gestion où la pression de la performance est énorme. Pas étonnant que l’on ait parfois des dérapages comme l’affaire1MDB », souligne Jean Dermine.
Il en faudra plus pour déstabiliser GS. La banque ne semble envisager ni une acquisition qui pourrait lui redonner un nouveau souffle, ni une nouvelle diversification. C’est même tout l’inverse : elle compte « aller de l’avant », comprenez, continuer ses activités historiques et développer la gestion de fortune, considérée comme moins volatile et risquée par les investisseurs. « Goldman Sachs restera Goldman Sachs », estime Thomas Rocafull. Après tout, pourquoi changer ? Non seulement le chiffre d’affaires et le bénéfice net de 2022 sont supérieurs à ceux d’avant la crise du Covid, mais la banque, bien qu’hyperspécialisée (peut-être grâce à ça), a toujours résisté aux crises.