[Interview réalisée le 19 avril, mise à jour le 4 mai avec la proposition d'embargo progressif de la Commission européenne.]
Pourquoi lui ?
Philippe Martin est président du Conseil d’analyse économique, composé d’économistes reconnus et chargé de conseiller le Premier ministre français. Économiste à la Fed (banque fédérale américaine) entre 2001 et 2002, il reçoit en 2002 le Prix du meilleur jeune économiste de France. En février 2022, Philippe Martin est nommé doyen de l’école d’affaires publiques de l’Institut d’études politiques de Paris.
Pour l’Éco. Faut-il élargir l’embargo au gaz et au pétrole russes ? Et si oui, quel impact pourrait-il avoir sur l’économie, en Europe et en France ?
Philippe Martin. Dans la note du CAE, nous ne faisions pas de recommandations sur l’embargo. Ce que l’on dit, c’est qu’on considère un embargo, plutôt sur le pétrole que sur le gaz, pour commencer. Il y a [plusieurs semaines], l’Union européenne a placé un embargo sur le charbon russe, parce que c’était le plus facile et le moins coûteux.
[Aujourd'hui, c'est] le pétrole. Et enfin, le gaz, qui serait à la fois le plus coûteux pour l’Europe, mais aussi le plus dur pour la Russie.
Cette escalade est logique : le pétrole est un marché mondial, donc le pétrole russe est facilement remplaçable par le pétrole saoudien ou américain.
Ce n’est pas le cas du gaz, en particulier pour des raisons techniques : remplacer une livraison par pipeline par une livraison par bateau est difficile. Certes, les Russes ne pourraient plus vendre leur gaz. Ce serait très difficile pour eux comme pour nous.
Si un embargo sur le gaz était décidé, il aurait des conséquences économiques non négligeables sur l’économie européenne, mais elles sont gérables à court ou moyen terme.
Quels pays seraient les plus touchés ?
Le degré de dépendance au gaz russe varie beaucoup entre pays européens. Les conséquences économiques les plus fortes concerneraient les pays de l’Est, les pays Baltes et même l’Allemagne.
Pour l’Allemagne, notre étude évoque un impact allant jusqu’à 3 points de PIB. Pendant la crise du Covid-19, les pertes de PIB ont été plus importantes, mais elles ont été absorbées par de la dette publique.
Est-on prêt à payer ce prix pour faire plier la Russie et venir ainsi en aide aux civils ukrainiens ?
Si l'on met en place des sanctions, c’est pour inciter la Russie à cesser cette guerre. Mais personne ne peut affirmer que des sanctions plus fortes permettront de terminer la guerre plus vite.
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Si c’était le cas, il y aurait clairement un gain économique pour l’UE. Si la guerre se termine, les sanctions seront sans doute levées plus rapidement. Cela fera partie des négociations.
Quelles seraient les conséquences d’un embargo pour la Russie ?
Le gaz est très important pour la Russie car il n’y a pas de substitut facile aux ventes en Europe, qui constituent en 2021 78 % de ses exportations.
De la même façon que les gazoducs emprisonnent la demande, ils restreignent aussi logistiquement l’offre. Alors que le pétrole russe, lui, peut être acheminé en Chine ou en Inde…

Les sanctions déjà en place ont un impact sur la Russie, mais sans effondrement de l’économie ou des recettes fiscales comme en 1991 (fin de l’URSS, NDLR) ou en 1998 (crise financière).
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Nous en sommes loin aujourd’hui, même si c’est très coûteux pour la Russie. Avec un embargo total, l’effondrement deviendrait une probabilité beaucoup plus élevée : 40 % des recettes fiscales de la Russie viennent du secteur énergétique.
Quel est l’objectif des sanctions ?
Je ne pense pas que l’objectif des sanctions soit l’effondrement de la Russie, mais plutôt de pousser Poutine à changer de stratégie en Ukraine et à accepter une vraie négociation pour cesser la guerre.
Derrière ça, il y a bien un raisonnement : augmenter le coût économique de la guerre pour la Russie. Mais peut-être que l’on se trompe, peut-être que Vladimir Poutine est totalement irrationnel et n’accorde aucune importance à la dimension économique.
J’y crois très peu parce qu’en regardant ce qu’a fait la Russie depuis 2014 (annexion de la Crimée), nous observons que le pays réoriente ses flux commerciaux. Ils ont bien compris qu’il fallait rendre l’UE dépendante du pétrole et du gaz et que, en même temps, il fallait être moins dépendants des importations. Donc, pour préparer la guerre en Ukraine, la dimension économique était très importante au Kremlin.
Plafonner les prix sur le marché européen, est-ce envisageable en cas d’embargo ?
C’est un sujet sur lequel j’ai changé d’avis. J’y étais auparavant opposé, alors qu’aujourd’hui ce serait sans doute une bonne solution. Mais ça ne serait possible que pour le gaz. Pas pour le pétrole, qui dépend d’un marché mondial.
Les contrats avec la Russie sont des contrats indexés sur le prix du gaz, sur ce que l’on appelle le prix “spot”, un prix qui varie avec l’offre et la demande.
Si vous anticipez que le prix va augmenter à 400 euros le mégawattheure (unité pour le prix du gaz), vous avez envie d’en acheter aujourd’hui, soit à travers les contrats à terme soit en le stockant.
Si demain, l’UE dit « maintenant, le prix du mégawattheure de gaz ne peut pas être au-dessus de 120 euros », cela entraîne qu’un certain nombre d’acheteurs spéculant à la hausse ne vont pas acheter ce gaz : une partie de la demande spéculative disparaît et les prix baissent.
Un des objectifs est de réduire les flux financiers vers la Russie. Cette solution serait bien moins coûteuse pour les Européens.
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Est-il possible de quantifier l’impact d’un embargo ?
Sur cette question, le débat est très vif entre les économistes. Au CAE, nous sommes plutôt de l’avis que l’impact sera gérable.
Plusieurs centres de conjoncture allemands estiment qu’il pourrait aller jusqu’à 5 points de PIB pour l’Allemagne.
Dans le modèle du CAE on ne prend pas en compte les effets d’amplification. Il y a des effets qu’on appelle “keynésiens”, c’est-à-dire le fait qu’en cas de choc assez fort sur les prix du gaz et du pétrole, avec des entreprises affectées très durement, on pourrait avoir une augmentation de l’épargne de précaution. Ils pourraient être importants.