Economie
L’intelligence artificielle nous emmène-t-elle vers une nouvelle bulle Internet ?
Les valeurs boursières de Nvidia et d’autres grandes entreprises liées au boom de l’intelligence artificielle générative explosent. À tort ou à raison ?
Clément Rouget
© Walid Berrazeg/ZUMA-REA
1 000 milliards de dollars. C’est la valeur boursière qu’a atteinte la semaine dernière l’entreprise Nvidia, pourtant relativement peu connue du grand public.
Cela fait de l’organisation, spécialisée dans la conception de microprocesseurs, la cinquième plus importante des États-Unis. Et vous connaissez bien les quatre autres (dans l’ordre Apple, Microsoft, Alphabet/Google et Amazon).
Nvidia est loin d’être une nouvelle venue : l’entreprise fête ses 30 ans cette année. Elle est connue depuis plus de vingt ans par les amateurs de jeux vidéo, pour ses puces électroniques et cartes graphiques qui permettent de faire "tourner" les jeux et les consoles les plus puissantes.
Mais ce ne sont pas les jeux vidéo qui sont à l’origine de cet engouement boursier spectaculaire. La réponse tient en deux lettres : IA.
Les investisseurs, estiment que l’entreprise est extrêmement bien positionnée pour profiter du boom de l’intelligence artificielle et de l’avènement des robots conversationnels. Pour construire ChatGPT, l’entreprise OpenAI a par exemple utilisé des milliers de puces fabriquées par Nvidia.
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La formation de ces nouveaux modèles d’IA nécessite en effet une grande puissance de traitement informatique, via de nombreuses puces spécialisées. Un marché prometteur que Nvidia contrôle à près de 80 %. Pour le plus grand bonheur de ses actionnaires.
Un envol boursier depuis début 2023
Le thème de l’intelligence artificielle porte l’action Nvidia depuis le début de l’année. L’envol de son cours boursier est concomitant de l’émergence de ChatGPT : ce dernier a bondi de près de 180 % depuis le 1er janvier.
Cerise sur le gâteau, le 25 mai dernier, le fabricant de puces électroniques dévoilait des résultats trimestriels bien au-delà des attentes et multipliait les annonces prometteuses. Résultat la valeur du groupe a bondi de 24 % et gagné plus de 200 milliards de dollars en une journée. Rarissime !
La valorisation boursière d’une entreprise correspond à la valeur totale de ses actions sur les marchés financiers. Elle se calcule en multipliant le nombre d’actions émises par le cours de l’action à un moment donné.
Par exemple, si une entreprise a 100 millions d’actions en circulation et que son cours est de 10 euros à 17h le lundi 5 juin, sa valorisation boursière est de 1 milliard d’euros à cette date.
Cette valorisation reflète la confiance des investisseurs dans les perspectives de croissance et de rentabilité d’une entreprise. Plus ils sont optimistes sur ces perspectives, plus ils sont prêts à payer cher pour acquérir ses actions. À l’inverse, s’ils sont pessimistes, ils vont vendre leurs actions et faire baisser la valorisation de l’entreprise.
La valorisation d’une entreprise n’est donc pas le simple reflet de ses "fondamentaux économiques" (chiffre d’affaires, marge, croissance…). Confiance, croyance, anticipation, biais psychologiques, effets de mode… Tous ces éléments subjectifs jouent un rôle considérable.
Déjà dans les années 1930, l’économiste John Meynard Keynes critiquait par exemple les comportements moutonniers des investisseurs sur les marchés financiers.
Mis bout à bout, tous ces éléments psychologiques peuvent conduire à la création de bulles spéculatives.
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Les marchés, trop enamourés de l'IA ?
Une bulle spéculative se forme quand les prix des actifs augmentent de manière excessive et déconnectée de leur valeur intrinsèque. Mais cette situation n’est pas durable. À un moment donné, la bulle éclate : les prix s’effondrent brutalement, entraînant des pertes importantes pour les investisseurs.
Certaines bulles spéculatives sont restées célèbres dans l’histoire économique, comme la tulipomania aux Pays Bas au XVIIe siècle, la crise des subprimes en 2007-2008 ou encore la bulle Internet au début des années 2000. Intéressons-nous tout particulièrement au dernier exemple. Il existe des similitudes entre la bulle Internet des années 2000 et la situation actuelle.
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Rembobinons un instant.
- Entre 1995 et 2000, les investisseurs sont fascinés par la « nouvelle économie » et le potentiel de croissance offert par le développement d’Internet. Ils se ruent sur les actions des start-up innovantes, souvent sans regarder leur rentabilité ou leur modèle économique. Le cours de ces actions s’envole, alimentant une demande artificielle et une hausse auto-entretenue des prix.
- En mars 2000, les investisseurs commencent à réaliser que les perspectives de profits des entreprises du secteur sont surévaluées et que leur valorisation boursière n’est pas justifiée. Ils se mettent alors à vendre massivement leurs actions, provoquant un effondrement des cours. C’est l’éclatement de la bulle.
La valorisation boursière de Nvidia répond-elle au même schéma ? D’un côté, les marchés américains placent d’immenses (trop grands ?) espoirs dans une nouvelle révolution technologique liée à l’IA, comme ils l’ont fait avec Internet 20 ans plus tôt.
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Concernant directement Nvidia, la valorisation boursière de l’entreprise est également très élevée par rapport à ses bénéfices réels. Autre élément qui peut amener à la prudence : son cours boursier avait déjà profité en 2021 du boom des cryptomonnaies avant que ce marché ne se dégonfle, entraînant cette année-là dans sa chute la valeur des actions de Nvidia.
Mais il existe aussi des différences importantes avec la crise de l’an 2000 : Nvidia n’est pas une start-up, c’est une entreprise rentable et leader dans son domaine. Ses produits sont déjà utilisés dans de nombreuses industries comme l’informatique, la robotique, le jeu vidéo ou l’automobile. De nombreux analystes financiers pensent que le groupe bénéficie d’un avantage concurrentiel durable dans le domaine des puces IA, justifiant à leurs yeux sa valorisation actuelle.
Et le cours boursier de Nvidia ne dépendra pas que de l’entreprise et de sa capacité à maintenir l’écart avec ses concurrents. Il dépendra aussi de la capacité de l’intelligence artificielle générative à répondre ou non aux promesses qu’elle génère.
Si elle représente bien la révolution attendue par certains, il n’y a sans doute pas de bulle. Seulement, malgré la popularité de ChatGPT et autres Bard ou Midjourney, les cas d’utilisation rentables de cette technologie restent encore flous. Et de la "hype" à la tempête, cela peut aller vite dans la Silicon Valley et sur les marchés financiers…
Alors si, pour vous, toute cette histoire d’IA n’est qu’un buzz sans lendemain… misez à la baisse et la richesse s’offrira à vous !
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« Enseigner aux ordinateurs à devenir intelligents nécessite une capacité de traitement extrêmement puissante. En 2021, ce sont les jeux vidéo qui ont fait grimper les revenus et les bénéfices de Nvidia. Mais maintenant, la croissance du groupe viendra de l’intelligence artificielle. Nous pensons que ce n’est que le début même si cette valorisation peut être difficile à justifier. »
Geir Lode, responsable au sein du fonds d’investissement Federated Hermes Limited, au Guardian, le 30 mai.
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