Au-dessus de la Seine, dans les couloirs du ministère de l’Économie, quai de Bercy, quelques soupirs de soulagement ont quitté les poitrines dans la soirée du 2 juin : en confirmant la note AA (double A) de la France, l’agence Standard & Poor’s se montre plus optimiste que sa consœur Fitch, qui avait rétrogradé fin avril la notation nationale à AA-. Le locataire de Bercy, Bruno Le Maire, y voit dès le lendemain un “signal positif”, et reprend l’argumentaire de S & P : c’est la “stratégie de consolidation budgétaire” qui a fait pencher la balance.
Fitch jugeait en effet que la France n’en fait pas assez pour revenir à l’équilibre budgétaire, et s’inquiétait de la hausse des taux d’intérêt, qui alourdit encore le poids du remboursement des intérêts de la dette. En riposte, Bercy a travaillé S & P au corps durant le mois de mai, présentant sa révision du Programme de Stabilité 2023-2027, et son objectif de déficit de 2,7 % en 2027. Élisabeth Borne décrit des “discussions soutenues” avec l’agence. Des discussions fructueuses : la France ne régresse pas.
Lire aussi > Comment l'inflation et la hausse des taux directeurs alourdissent la dette publique française
Mais à quel danger a vraiment échappé Paris ? L’abaissement par Fitch n’a pas bousculé le taux d’intérêt de la France, qui continue à emprunter autour de 3 %. « Les marchés peuvent anticiper les décisions des agences, notamment dans le cas de notes élevées, comme celle de la France », rappelle Oussama Ben Hmiden, professeur de finance à l’ESSCA. Même abaissée, la dette française reste de bonne qualité, et des études menées sur le sujet démontrent que les dégradations de note influent sur les taux d'emprunt surtout quand la note est déjà faible.
Une nouvelle donne monétaire
Bercy s’inquiète avant tout des bouleversements récents de la politique monétaire de la BCE : depuis un an, celle-ci remonte les taux et atténue le rôle de garant qu’elle endossait depuis 2012, au sortir de la crise des dettes souveraines. « Ce qui a réduit l’influence des agences pendant environ dix ans, c’est la politique monétaire accommodante et ses taux bas, rappelle Norbert Gaillard, économiste et consultant indépendant. Les banques centrales se sont comportées en prêteurs en dernier ressort, annnulant le risque de défaut ; l’écart entre les taux d’intérêt des différents pays s’est réduit. » Puisque la BCE corrigeait les dérives à coups de taux bas et de rachats de titres, les marchés ne faisaient plus de différence entre l'excellente dette allemande et la médiocre dette italienne, toutes étant considérées comme sûres.
Lire aussi > Remontée des taux : pourquoi l’Italie a peur
Avec la fin de cette politique de la BCE, chaque pays doit de nouveau faire ses preuves et les agences retrouvent donc leur rôle d’arbitre. La France est à nouveau à la merci des marchés. « Les agences ne sont rien d’autre que le marqueur d’un stress de marché, un stress qui peut être anesthésié par des interventions de la banque centrale : c’est parce que la BCE s'inquiète et durcit sa politique monétaire que les agences se retrouvent dans le rôle de sanctionner les États membres », défend Benjamin Lemoine, chercheur au Centre Maurice Halbwachs du CNRS.
Dans une période plus éloignée encore, entre 1936 et 1967, les agences étaient un non-sujet, car la France s’endettait auprès de ses propres banques dans un système passé à la postérité sous le nom de “circuit du Trésor”. Aucun besoin, alors, de rassurer les investisseurs privés avec des bonnes notes.
Une dépendance construite par les régulateurs
Bref, les agences servent à établir, de façon objective, la soutenabilité des finances publiques aux yeux des marchés. Des travaux académiques menés en Belgique indiquent que ces agences produisent des standards de bonne gouvernance concurrents de c eux des États. Mais leur utilité fait débat : « Les agences n’ont pas fait infuser leurs propres critères : elles ont produit un langage qui n’a fait que mettre en forme, des fondamentaux et des croyances qui sont déjà celles des marchés », décrit Benjamin Lemoine, qui rappelle leur rôle historique : être, pour les investisseurs, un manuel descriptif mais pas prescriptif.
Les agences semblent surtout avoir bénéficié de la confiance renouvelée des régulateurs. Les accords internationaux dits de “Bâle II”, adoptés en 2007, intégrent les notations comme un outil de mesure et donc de régulation, parmi des propositions censées protéger les marchés financiers. « Le système des agences repose sur l’intégration des notes dans les réglementations financières », appuie Norbert Gaillard. La crédibilité de ces notes est d’autant plus forte qu’à coups de rachat, S & P, Moody’s et Fitch se sont accaparés 80 % du marché de la notation.
La crise des subprimes, en 2008, portera finalement un coup à ces liaisons. Les agences sont critiquées sévèrement pour leur incapacité à noter correctement les produits financiers structurés, et aussi pour les conflits d’intérêts entraînés par leur modèle d’affaires "émetteur-payeur" : elles sont payées par les entreprises ( et certains États mais pas la France) qu’elles .. notent.
Les agences au service de la politique ?
Elles demeurent aujourd’hui très influentes sur la scène financière, émettant des avis de plus en plus larges. Les critères politiques et sociaux prennent de l’importance, Fitch faisant par exemple référence à la majorité relative d’Élisabeth Borne ou aux conflits entourant la réforme des retraites. « Ces facteurs qualitatifs permettent d’analyser l’État au sens large, comme un acteur économique et politique, décrit Oussama Ben Hmiden. Ces commentaires apparaissent à côté de notation souveraine, ce qui permet de distinguer dew pays aux conditions économiques identiques ».
Les gouvernements peuvent eux aussi se servir des agences : la majorité actuelle insiste sur la nécessité de la réforme des retraites et de la rigueur budgétaire en s’appuyant sur Fitch, qui rappelle elle-même que les alternatives - la gauche et l’extrême-droite - seraient encore moins rassurantes pour les comptes publics. « Bruno Le Maire, en donnant de l’importance aux agences, installe comme une évidence le fait que leur jugement est le bon, qu’il faut donc revenir à un marché discipliné et à la rigueur. Les agences n’ont de force symbolique, que celle que les gouvernements leur attribuent », conclut Benjamin Lemoine.
Lire aussi > La dette qui dépasse les 110 % du PIB, c’est grave?