« Wild $T1mes ! » Ainsi tweetait Elon Musk ce 25 octobre, et, même si devoir expliquer un jeu de mots ne signifie jamais rien de bon quant à l’humour de son auteur, nous allons faire une exception. Car le « $T1 » désigne en fait le premier billion de dollars atteint par la capitalisation du constructeur automobile Tesla, fondée et dirigée par Elon Musk.
1029 milliards de dollars. 887 milliards d’euros. L’action Tesla a bondi en une journée de 12% sur la Bourse de Wall Street. Seules quatre compagnies font mieux que Tesla : Google, Apple, Amazon et Microsoft. Le conglomérat LVMH, du milliardaire français Bernard Arnault, a beau être la première capitalisation du CAC40, il n’en fait pas moins pâle figure face à ces chiffres : il ne vaut « que » 335 milliards d’euros.
Cent fois Renault
Tesla est une anomalie, et il suffit pour cela de comparer sa valeur boursière à celle des autres grands constructeurs automobiles. En fait, la firme d’Austin vaut autant que Daimler, Ferrari, Ford, General Motors, Nissan, Renault, Subaru, Suzuki, Tata, Toyota, Stellantis et Volkswagen… réunis. Et cent fois plus que Renault.
Et pourtant… Tesla ne représente en 2020 que 0,7% de part de marché, avec 500 000 véhicules vendus. La meilleure année de son histoire (pour l’instant, puisque Elon Musk vise les 20 millions de voitures produites par an d’ici 2030). Pour comparaison, le japonais Toyota a écoulé en 2020 9,5 millions de véhicules.
Alors, bulle ou pas bulle ? Un peu des deux. Il y a, d’abord, des raisons objectives à l’engouement des investisseurs. Le sursaut de l’action Tesla découle de l’annonce par le géant de la location automobile Hertz d’une commande de 100 000 Tesla pour électrifier sa flotte, pour un montant total de 4,2 milliards de dollars (3,62 milliards d’euros).
Bulle spéculative
Situation où le niveau de prix d’échange d’un bien sur un marché est excessivement supérieur à la valeur intrinsèque de ce bien. Si les acteurs du marché, pris de panique face à la taille de la bulle, décident plus ou moins uniformément de retirer leurs investissements, le prix du titre s’effondre : on dit que la bulle éclate.
Elon Musk a d’autres raisons de se réjouir : en septembre, la Tesla Model 3 est devenue la voiture la plus vendue en Europe, avec près de 25 000 exemplaires écoulés, malgré son prix élevé (43 000 euros). Une grande première pour un véhicule électrique. Quant au nouveau SUV de Tesla, le Model Y, il monte sur la deuxième place du podium du marché européen de l’électrique.
Le classement des ventes de voitures en Europe pour septembre 2021 (tableau Jato). La Tesla 3 domine la Clio.
En fait, Tesla compte parmi les rares constructeurs à avoir su naviguer sur les eaux houleuses de la pénurie de semi-conducteurs qui paralyse le secteur.
A lire > Tout comprendre à la crise des semi-conducteurs
Alors que Renault, par exemple, anticipe une baisse de production de 500 000 véhicules en 2021, Tesla appuie au contraire sur l’accélérateur, annonçant carrément des livraisons en hausse de 20% au troisième trimestre… et de 50% sur l’année.
Semi-conducteurs
Matériau utilisé dans la fabrication de nombreux objets électroniques, et principalement fabriqué en Asie de l'Est. Depuis 2021, le secteur subit une pénurie en raison du ralentissement de la demande durant la pandémie. Cette raréfaction des semi-conducteurs impacte de nombreuses industries, dont le secteur automobile.
Leadership technologique et perspectives de croissance
Elon Musk peut se féliciter d’avoir concentré sa production automobile dans seulement deux usines (en Californie et en Chine, où sont produites la majorité des puces électroniques), ce qui permet à Tesla d’esquiver les désagréments d’une chaîne d’approvisionnement complexe – contrairement aux autres constructeurs.
Et, encore contrairement à ces derniers, n’ayant pas suspendu ses livraisons de semi-conducteurs en 2020, Tesla a continué à recevoir régulièrement des stocks de puces.
Tesla est par ailleurs un leader technologique. Non seulement est-elle à l'avant-garde de la conception de voitures autonomes, un marché d'avenir, mais elle peut également compter sur d'importantes compétences techniques. L’entreprise a par exemple réécrit certains de ses logiciels pour faire face à la pénurie de semi-conducteurs et continuer à livrer. Une expertise dont ne jouissent pas tous les constructeurs.
Résumons : une réussite insolente dans un secteur d’avenir, l’automobile électrique, des perspectives de croissance, le tout sur un marché morose. L’enthousiasme des investisseurs est compréhensible. « On constate de toute façon un fort engouement des investisseurs pour la mobilité électrique », indique Alexandre Marian, managing director et spécialiste du secteur automobile pour le cabinet Alix Partners. Cet intérêt des marchés est démultiplié en ce qui concerne Tesla.
Et, il ne faut pas l'oublier, c'est peut-être aussi grâce à la personnalité magnétique d’Elon Musk. Le magnat a pris soin de s’auréoler d’une influence sans commune mesure sur les marchés.
En ce qui concerne Tesla, il a opté en tant que dirigeant depuis 2018 pour un système de rémunération unique au monde, indexé sur les résultats de la compagnie. Si Tesla atteint certains paliers, Musk reçoit un certain nombre de stock-options.
Grâce à ce système, Elon Musk est désormais, et de loin, l’homme le plus riche du monde. En alignant ses profits personnels sur ceux de sa compagnie, le milliardaire envoie également un signal de confiance aux marchés.
« Il y a de toute évidence une " bulle Tesla " »
Au risque d’aveugler les investisseurs avec de fausses promesses ? Plusieurs observateurs aguerris des marchés tirent un peu sur la bride.
L’une des raisons du soutien dont bénéficie Tesla en bourse est la perspective d’une hausse de production – jusqu’à un million et demi de véhicules vendus en 2022, prédit le constructeur. Et ce grâce à l’inauguration de deux nouvelles usines, la première à Austin, Texas (siège historique du groupe), la seconde à Berlin.
Mais JPMorgan, Barclays, Bernstein ou encore le Crédit Suisse appellent à la mesure : pour l’instant, les promesses du groupe n’ont pas été étayées. Selon ces analystes, la valorisation de Tesla n’est pas justifiée. JPMorgan, par exemple, estime que cette dernière vaut 250 dollars, contre 1050 aujourd’hui, lorsque le Crédit Suisse préconise une action à 830 dollars.
« Il y a de toute évidence une " bulle Tesla " », assène Bernard Jullien, chercheur spécialiste du marché automobile. « Sa capitalisation n’a rien à voir avec sa valeur intrinsèque. La chronique des recettes à venir de Tesla n’est pas à ce point différente de celles de Mitsubishi ou de Renault-Nissan. »
L’existence d’une telle « bulle » inquiète depuis longtemps les marchés. En mai dernier, Michael Burry, l’un des premiers à avoir anticipé la crise des subprimes, comparait le battage médiatique autour de Tesla à la bulle Internet et à la bulle immobilière, allant jusqu’à qualifier de « ridicule » le cours de l’action… qui n’était à l’époque « que » d’environ 570 dollars. Pour le moment, la bulle continue de flotter, et d’enfler. Jusqu’à quand ?