Comment investir un million de dollars et se retrouver avec un centime en l’espace d’un mois et demi ? C’est le destin tragique des investisseurs ayant cru dans un projet de crypto-monnaie expérimental : un Sud-Coréen cherchait à créer la devise virtuelle la plus stable (nous y reviendrons après), mais avec la contraction des marchés le jeudi 12 mai, après que la Réserve fédérale américaine eut annoncé l’augmentation de ses taux directeurs aux États-Unis, l'inventeur s’est retrouvé confronté à une extrême volatilité.
Des mouvements financiers trop brutaux ont fait chuter la valeur de sa monnaie. Par deux fois au cours de la même journée, ses équipes ont été contraintes de suspendre les échanges. Sa monnaie a été radiée des principales places de marché et les répercussions se sont fait sentir sur d’autres devises. Rentrons dans le détail.
Cette crypto-monnaie, c’est LUNA. Elle a été créée en 2018 à Séoul par Do Kwon et son entreprise, Terraform Labs. L’intention était novatrice : à l’aide d’un algorithme, exploiter la volatilité de cette crypto-monnaie pour assurer la stabilité d’une autre. Et ainsi créer le premier « stablecoin algorithmique ».
Stablecoin
Crypto-monnaie dont chaque jeton équivaut à un dollar.
Cette autre monnaie s'appelle TerraUSD. On l'abrège en UST : US pour dollar américain, T pour Terra. Elle appartient aussi à l'entreprise Terraform Labs. LUNA lui sert donc de stabilisateur pour que sa valeur s’approche au plus près d’un dollar.
Pour ça, l’algorithme injecte et supprime des jetons pour faire évoluer leur prix et coller au maximum à la valeur de la monnaie américaine, nous expliquent les analystes de Eight Global. Quand l’UST vaut moins d’un dollar, les utilisateurs sont incités à changer cet UST pour l'équivalent d'un dollar de LUNA et ainsi gagner la différence.
Cela brûle un UST : il y en a moins en circulation et donc son prix augmente et se rapproche du dollar américain. Quand l’UST vaut plus d’un dollar américain, les utilisateurs sont incités à vendre des LUNA pour acheter des UST et ainsi gagner la différence : là, ce sont des LUNA qui brûlent.
Jusque-là, le principe fonctionnait plutôt bien : le 8 mai, un UST valait 0,99 dollar et il s’échangeait 18,64 milliards de jetons. Parallèlement, début avril, LUNA se vendait 100 dollars et sa capitalisation avait atteint les 36,5 milliards de dollars en mars (mais tout ça, c’était avant la panique bancaire et le retrait massif de dépôts). Des sommes colossales, qui auraient mérité quelques précautions. Précautions que prennent généralement les autres stablecoins. Pour chaque jeton créé, les cryptomonnaies stables épargnent l'équivalent en dollar ou en quelconque actifs. Cela leur permet de constituer une réserve de valeur.
Réserve de valeur
Capacité que possède un instrument financier de transférer du pouvoir d’achat dans le temps
Les monnaies réelles s'astreignent à la même rigueur, depuis la fin des accords de Bretton Woods en 1971. Cela permet à une banque centrale de réinjecter des liquidités si le cours de sa monnaie dévisse.
Mais... Jusqu’à il y a peu, Terraform Labs ne détenait pas de réserve de valeur. La LUNA Foundation Guard a été créée le 18 janvier 2022 pour imiter ce mécanisme : elle a accumulé depuis un confortable matelas de crypto-monnaies pour réinjecter des liquidités en cas de besoin.
Besoin qui s’est urgemment fait sentir le 16 mai : la LUNA Foundation Guard a annoncé avoir injecté l’équivalent de 1,5 milliard de dollars de liquidités pour garantir la parité du stablecoin avec le dollar… en vain. LUNA valait ce jour-là 0,00001 dollar. Mais alors que s’est-il passé ? C’est là que l’histoire devient croustillante.
Deux milliards partis en fumée
UST et LUNA reposent sur une plateforme d’échanges nommée Anchor sur laquelle circule 14 des 18 milliards de jetons UST. Comme dans une banque classique, les utilisateurs peuvent décider d’y faire reposer leurs liquidités. Cette épargne leur permet de toucher un intérêt parce que, comme dans une banque classique, l’argent épargné par les uns sert à financer les projets des autres, ces derniers rémunèrent les premiers pour leur avoir prêté de l’argent.
Le taux d'intérêt était trop élevé sur Anchor, si l’on en croit Claire Balva, directrice de Blockchain & Cryptos chez KPMG France. Il a longtemps été de 20 %, contre 2 % pour la majorité des autres stablecoins. Ce rendement était maintenu artificiellement par les créateurs et les investisseurs de Terraform Labs pour attirer des utilisateurs et ainsi développer leur projet. Le rendement était versé en UST et participait donc à faire grimper la popularité de la monnaie. Cette stratégie s’apparente au blitzscaling était vouée à diminuer avec le temps.
Blitzscaling
Stratégie de l’ogre, en français, visant à lever des millions à tout-va pour détruire tout concurrent potentiel, notamment en jouant drastiquement les prix, avant de les remonter une fois seul sur le marché.
Mais avec la communauté grandissante, il devenait trop coûteux pour les fondateurs de rémunérer les placements si chers. Le taux d’intérêt commençait à baisser : il était de 17 % avant la crise.
Malgré un rendement qui restait très intéressant, les fondateurs ne sont pas parvenus à garder leurs épargnants. La contraction des marchés du 12 mai a provoqué un mouvement de panique : ils ont retiré leurs liquidités de la plateforme Anchor. Ce phénomène porte le nom de bank run ou encore de retrait massif des dépôts.
L'impression algorithmique de Terra l'a faite entrer dans une spirale hyperinflationniste, comme un pays du tiers-monde imprimant obstinément une monnaie dépréciée pour rembourser ses débiteurs.
Haseeb Qureshi, dans une note de blog le 16 mai 2022.
Lors de ces quelques heures de crise, une transaction paraît suspecte : l’équivalent de deux milliards de dollars, soit 5 à 10 % de la capitalisation à ce moment-là, aurait été vendu, d’un coup. Alors, des rumeurs circulent : quelqu'un aurait-il pu avoir prémédité le crash ?
Anchor s’est finalement retrouvé à sec. Sans acheteur, la valeur de la crypto a chuté : LUNA est passée de 22 milliards de dollars de capitalisation le 8 mai à 0,6 milliard le 12 mai.
La direction de Terraform Labs s'est retrouvé obligée d'intervenir. Elle a mobilisé ses réserves de valeur dont on vous parlait plus haut. Mais en réinjectant des liquidités pour sauver sa monnaie, la direction de Terraform Labs a fait entrer LUNA dans une spirale hyperinflationniste, « comme un pays du tiers-monde imprimant obstinément une monnaie dépréciée pour rembourser ses débiteurs » comparait cette note de blog, passant de 345 millions de jetons LUNA à 6,5 mille milliards.
Hyperinflation
Situation dans laquelle les prix augmentent de façon vertigineuse et incontrôlée.
C'est à ce moment-là que la crise s'est propagée en dehors de l'environnement Terra et Luna. En sortant 28 205 bitcoins de sa réserve, Terraform Labs a augmenté subitement l'offre de bitcoins en circulation (19 millions au total) et a donc mécaniquement fait chuter le prix de la crypto-monnaie star. Couplé à la déclaration de la Réserve fédérale américaine, la valeur du bitcoin est tombée sous les 28 000 dollars le 12 mai 2022, contre plus de 67 000 dollars à son niveau le plus haut en novembre 2021.
Le fondateur de Terraform Labs, Do Kwon, propose différentes solutions techniques pour faire renaître le projet de ses cendres, mais parviendra-t-il à reconquérir la confiance des investisseurs ?
« Au moment du crash, certains mouvements financiers soulèvent des questions » s’interrogeait Yoon Chang-Hyeon, représentant du parti conservateur People’s Power’s au Parlement sud-coréen. Là-bas, deux millions de personnes utilisaient la monnaie via l’application mobile de paiement Chai. Do Kwon a été convoqué devant le parlement.
Aux États-Unis, selon la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, cet épisode « illustre simplement le fait que c’est un produit à la croissance rapide, qu’il présente des risques pour la stabilité financière et que nous avons besoin d’un cadre adéquat ».
Avec Tether, USD Coin et Binance USD, les trois cryptos leaders du marché, le secteur des stablecoins pesait 180 milliards de dollars en mars 2022, selon la Réserve fédérale américaine. Elle alertait lundi 16 mai à propos « de ces actifs qui peuvent perdre de la valeur ou devenir illiquides en cas de crise » et de « vulnérabilités qui peuvent être exacerbées par un manque de transparence concernant le risque ».
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