Lire les premiers épisodes : Argent facile, et pourquoi pas moi ? 1/7 | Bizutage aux pays des devises 2/7 | L'arnaque qui a brisé le boulanger-trader Jérémy 3/7
Printemps 2017. Tancrède ne valide pas sa deuxième année d’histoire à la Sorbonne-Clignancourt. Il cherche du travail et découvre une offre d’emploi dans un centre d’appels installé au Portugal et destiné aux clients francophones. Un Contrat à durée déterminée (CDD) payé légèrement au-dessus du salaire minimum portugais.
Niveau d’étude requis : le bac. Qualités souhaitées : chaleur humaine, empathie, assurance, réactivité. Le jeune homme de 21 ans prend son billet d’avion. Il se retrouve logé dans une chambre pour quatre en résidence étudiante. Un matin, un minibus l’emmène jusqu’à son lieu de travail, un immeuble climatisé de trois étages, en banlieue de Lisbonne. Il n’a encore aucune idée de la réalité de son activité.
Capter des numéros de carte bleue
Le premier jour, son manager lui ordonne d’apprendre par coeur des scripts. Tout est noté dans ces documents : les questions-types et les réponses à fournir, au mot près. “Interdiction d’improviser !”, se rappelle le jeune Français. Au fil des pages, il commence à comprendre la nature de son job : persuader des clients, en quête de gains faciles, d’engager leurs économies sur le forex, le marché des devises (voir épisode 2).
Je dois obtenir un numéro de carte bleue ou un relevé d’identité bancaire. Le reste, c’est-à-dire l’expertise, le conseil, n’a aucune importance
Tancrède, téléconseiller pour une entreprise de tradingLe jeune homme n’a pas suivi de cours d’économie. Et à part les polycopiés, aucuns cours magistraux ou formations ne sont assurés par son employeur. Malaise.
Tancrède raconte : “Le coeur du métier, c‘est de “matcher” les appels. Je dois convaincre le client d’ouvrir un compte et donc obtenir un numéro de carte bleue ou un relevé d’identité bancaire. Le reste, c’est-à-dire l’expertise, le conseil, n’a aucune importance”, relate-t-il. Ces éléments bancaires sont la clé pour s’assurer de la participation du client. Elle permettra surtout plus tard au courtier de prélever les sommes perdues par le néo-parieur (voir épisode 3 et le cas du boulanger Jérémy).

Une fois passées les premières semaines de stress, Tancrède retrouve une certaine sérénité. Et pour cause : ses interlocuteurs ignorent autant que lui le fonctionnement du marché des changes. Chaque jour, au maximum deux clients posent des questions pointues. Il consigne alors leurs coordonnées afin qu’un expert du groupe les rappelle. Sans vraiment savoir si cette promesse est tenue…
La pression remonte quand des clients furieux le contactent pour récupérer leur argent ou bloquer un virement. Le numéro du centre d’appels est le seul joignable directement par les boursicoteurs français floués. Le jeune homme s’en sort encore en consultant le précieux script. Commandement de sa bible : dérouter les contrariés vers des numéros aux indicatifs exotiques, des +356 ou +357, à Malte ou à Chypre, où les attend le service après-vente.
Fatigué de ânonner les mêmes phrases comme un vinyle rayé, Tancrède rompt son contrat après quatre mois. Il devait rester six mois au Portugal.
Une nébuleuse internationale
L'employeur que quitte Tancrède n’est lui-même qu’un simple rouage au sein la nébuleuse internationale qu’est l’industrie du forex. Depuis la libéralisation du marché en 2004, les courtiers ont progressivement formé une véritable armada basée en Méditerranée orientale.
La moitié grecque de Chypre est le porte-avions depuis lequel ils mènent leurs raids sur l’Europe. Ces intermédiaires sont attirés par la facilité d’obtention d’un agrément valable pour toute l’Union européenne, dont Chypre fait partie depuis 2004.

C’est un secret de polichinelle dans les milieux de la finance : les contrôles de la Cyprus securities and Exchange commission (Cysec) ne sont pas très stricts. Le régulateur chypriote emploie seulement une centaine d’agents pour surveiller le secteur financier. En France, ils ne sont pas moins de 1 500, répartis entre l’Autorité des marchés financiers (AMF) et l’Autorité de contrôle prudentiel et de régulation (ACPR).
L’île avance un autre argument de poids : le passeport doré. Depuis 2013, sous réserve d’un casier judiciaire vierge, n’importe quel investisseur apportant 2,5 millions d’euros se voit offrir la nationalité chypriote. Entre 2013 et 2019, le pays a ainsi récolté plus de six milliards d’euros via ce mécanisme.
La part des entrepreneurs du forex dans cette manne financière est inconnue mais elle est vraisemblablement très élevée car les courtiers étrangers immatriculés à Chypre se comptent par dizaines. L’un d’entre eux, Roboforex, est même le sponsor de l’équipe de football de la police chypriote.
Le marché du forex est donc une industrie internationalisée, secrète et…équivoque. Des acteurs peuvent être à la fois cotés à la Bourse de New-York et interdits d’activité aux Etats-Unis
-Tout cela fait de Chypre une place incontournable du forex. C’est aussi ici, à Limassol, la deuxième ville du pays, que tout ce petit monde se retrouve chaque année au salon annuel, l’IFX Expo. La liste des participants de l’édition 2020 - reportée à mai 2021 pour cause de Covid - mêle des brokers, des sociétés de service informatique, des fournisseurs de solution de paiement.
Et, surprise, quelques établissements financiers ayant pignon sur rue, dont BNP Paribas, représentée par sa filiale de gestion d’actifs. "BNP Paribas Asset Management ne participe pas à cet évènement et nous l’avons notifié aux organisateurs", tente de justifier la banque tricolore cotée au Cac 40.
Le marché du forex est donc une industrie internationalisée, secrète et…équivoque. Des acteurs peuvent être à la fois cotés à la Bourse de New-York et interdits d’activité aux Etats-Unis, à l’image du courtier FXCM, dont nous parlerons dans le prochain épisode.
Hypocrisie israélienne
Israël est aussi un cas particulier : le pays interdit quasiment toute activité sur son sol, et pourtant, ce pays abrite le plus grand nombre d’entrepreneurs du forex par rapport à la taille de sa population. L’Etat hébreu apparaît comme une base arrière où les autorités locales laissent toute latitude aux entreprises pour prospecter en Europe, sous passeport chypriote.

Dans un article du 26 juillet 2020, le Times of Israel détaille l’ahurissant modèle de trade-24.com. Monté par des religieux ultra-orthodoxes, ce courtier aujourd’hui en liquidation était depuis des années dans le collimateur des régulateurs français, italien, canadien et américain. Il possédait des centres d’appels en Ukraine et en Bulgarie, des bureaux au Royaume-Uni et des comptes off shore aux Seychelles et aux Iles Marshall. Et ce n’était qu’un acteur parmi d’autres. Selon le même journal, l’industrie israélienne du forex a longtemps compté des centaines de sociétés employant des milliers de salariés.
Puissance d’adaptation
L’étau se resserre petit à petit. En 2017, le gouvernement israélien a interdit toute activité liée aux options binaires (une forme de trading proche du forex, également interdite en France). Mais les fondateurs de Trade-24.com se seraient déjà reconvertis dans les cryptomonnaies, à travers une société nommée Marketscube.com, que les régulateurs belge et britannique ont déjà placée sous surveillance. En France, l’AMF tente aussi de resserrer ses filets, non sans difficulté et parfois… à contretemps (voir épisode suivant).
En attendant, sur la page Facebook Jobs for multilinguals in Israel, les brokers en devise continuent de publier chaque semaine des annonces. Avis aux candidats, le secteur recherchait des francophones à l’été 2020. Mais Tancrède n’est plus disponible : il a repris ses études.
A suivre - Episode 5 | Réguler le forex : des filets de protection troués
Malgré leurs efforts, les autorités de régulation françaises et européennes ne parviennent pas à éradiquer toutes les arnaques. Les profiteurs sont devenus certes plus rares, mais en insistant un peu, on en trouve encore...
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