L’essentiel :
- Des études récentes tentent de mesurer les effets de l’intelligence artificielle, et particulièrement ChatGPT, sur la productivité des emplois de bureau, en particulier sur les travaux d’écriture.
- Ces études font partie d’une longue tradition de mesure de la productivité globale des facteurs.
- Robert Solow est l’économiste qui a théorisé ce champ. Son « paradoxe de la productivité » se vérifie-t-il toujours ?
Dans un article1 publié en 1957 et devenu célèbre, Robert Solow démontre que le progrès technique constitue le seul moyen de dépasser l’« état stationnaire » rencontré par une économie. Encore faut-il que les gains de productivité correspondants soient suffisants pour déclencher une hausse significative de la croissance économique.
Utilisant la métaphore de l’arbre fruitier pour expliquer la stagnation séculaire qui caractérise le régime de croissance des pays développés à économie de marché (PDEM), Robert Gordon2 avance, lui, en 2016 que les meilleures innovations ont déjà été « cueillies ». Il ne resterait que des « fruits » difficiles à atteindre dans le sens où ces innovations réclameraient des investissements très coûteux en recherche et développement et qu’elles ne seraient pas encore « mûres », pour l’instant encore faiblement porteuses de productivité globale des facteurs.
Même si les explications sont nombreuses et ne se rapportent pas toutes au faible effet productif du progrès technique, force est de constater que la croissance économique de long terme des PDEM n’a pas augmenté.
Ralentissement depuis les années 70
Dès 1987, dans le New York Times, Robert Solow formulait un paradoxe qui porte désormais son nom : « On peut voir les ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de la productivité. » Ce paradoxe de la productivité – ou paradoxe de Solow donc – illustre bien l’idée que les gains de productivité ont ralenti dans les PDEM depuis le milieu des années 1970 et se sont ensuite maintenus à des niveaux faibles, alors même que le progrès technique continuait à se diffuser (de l’informatique aux technologies de l’information et de la communication (TIC) – comme Internet).
Les raisons permettant de saisir le paradoxe de la productivité sont variées :
1) l’informatique et les TIC provoqueraient moins de gains de productivité qu’on le croit ou, à l’inverse, les outils dont on dispose mesureraient très mal les effets productifs de ces nouvelles technologies ;
2) l’informatique ne serait pas assez diffusée dans les processus productifs ;
3) ou encore, serait-il nécessaire de laisser du temps aux TIC pour qu’elles se manifestent dans les statistiques de la productivité.
Si l’on excepte la première explication qui semble garder une certaine actualité, les autres paraissent désormais obsolètes. D’autant que le paradoxe de Solow se vérifie à nouveau avec l’émergence de l’intelligence artificielle qui paraît être partout sans pour autant se traduire par une hausse significative de la productivité des économies développées.
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Ce paradoxe de l’intelligence artificielle peut-il être dépassé avec ses dernières évolutions comme ChatGPT (et, plus généralement, avec le développement de l’intelligence artificielle générative) ?
Gains en temps et en qualité ?
Les études cherchant à répondre à cette question sont de plus en nombreuses. Une première recherche publiée en mars 2023, produite par des économistes du MIT (Massachusetts Institute of Technology), porte sur les effets de ChatGPT sur les emplois de bureau, en particulier sur les travaux d’écriture.
Le protocole est scientifique : 444 professionnels diplômés ont été divisés en deux groupes à qui l’on confie des tâches de rédaction de communiqués de presse, d’e-mails, de courts rapports et de plans d’analyse ; le premier groupe use d’un logiciel « classique » de traitement de texte, tandis que le second est autorisé à se servir de ChatGPT. La production est notée – donnant lieu à une récompense financière graduée – afin de pousser les acteurs à fournir le meilleur travail possible.
Selon l’étude, utiliser ChatGPT réduit de près de moitié le temps nécessaire pour effectuer les mêmes tâches, mais qu’elle est également à l’origine d’une une meilleure qualité du travail : les notes moyennes du groupe ChatGPT sont 17 fois plus élevées que celles de l’autre groupe. L’homme augmenté par l’IA générative est nettement plus productif que l’homme utilisant une technologie « classique ».
Producitivité versus emploi ?
Une deuxième étude mise en place par l’université de Stanford et le MIT a proposé un protocole de plus long terme : pendant un an, 2 500 salariés chargés de vendre des logiciels par téléphone ont pu s’appuyer sur des outils de type ChatGPT. En parallèle, 2 500 salariés effectuant exactement les mêmes tâches dans les mêmes conditions, se sont contentés de la technologie « classique ». Les résultats diffusés très en avril 2023 montrent que la productivité moyenne du service clientèle usant des robots conversationnels est supérieure de 14 % à celle de l’autre groupe.
Enfin, la Banque Goldman Sachs, toujours en avril 2023, estime que 300 millions d’emplois dans le monde pourraient être directement impactés par l’intelligence artificielle générative avec, comme effets, une hausse de 1,5 point de pourcentage par an sur une période de dix ans et une croissance annuelle du PIB de 7 % sur la même période.
Ainsi, les études convergent assez clairement vers l’idée que l’utilisation de ChatGPT dans les processus de production pourrait constituer une solution au paradoxe de la productivité de l’intelligence artificielle. Cependant, toutes attirent l’attention sur le fait que ces gains de productivité conduiraient inéluctablement à de massives pertes d’emplois.
Comme n’importe quel progrès technique, l’intelligence artificielle générative sera donc à l’origine d’un processus de « destruction créatrice » – tel que l’avait nommé Joseph Schumpeter au milieu du XXe siècle –, un phénomène qui provoquera des inégalités économiques et sociales entre les travailleurs. Reste donc une question d’importance : qui seront les gagnants et les perdants de ChatGPT ?
Lire aussi > [Fiche] Schumpeter et la destruction créatrice
1. Technical Change and the Aggregate Production Function, Robert Solow, 1957.
2. The Rise and Fall of American Growth, Robert Gordon, 2016.