L’essentiel
- La fin d’année 2022 a été marquée par la profusion d’intelligences artificielles, utilisées dans certains secteurs comme les médias ou l’édition.
- Les études divergent trop pour pouvoir affirmer que l’IA va provoquer des suppressions de postes à l’avenir.
- Les spécialistes plaident pour éduquer et former les individus à ces technologies.
_______
C’est la dernière sensation en intelligence artificielle (IA) : ChatGPT, un modèle informatique de langage (natural language processing – NLP), capable de répondre à des questions posées par les humains, de composer des tweets, de faire des résumés de réunions ou même d’écrire des poèmes. entraînée pour s’exprimer de manière éloquente, l’IA est efficace et bluffante. Dévoilée au grand public le 30 novembre, elle a atteint en six jours le million d’utilisateurs.
Fin septembre, c’est Dall-e qui faisait jazzer Internet. Fondée sur le même modèle de langage que ChatGPT, GPT-3, l’IA est capable de créer une image à partir d’une commande textuelle appelée « prompt ». Très vite, des millions d’images, de la plus conceptuelle à la plus absurde, étaient échangées sur les réseaux. Certains médias se sont mis à utiliser l’IA pour illustrer leurs articles ou newsletter – non sans remous dans les rédactions – et la maison d’édition Michel Lafon a fait appel à Midjourney pour la couverture d’une de ses dernières publications – non sans critiques.
Ces avancées technologiques rapides inquiètent et relancent un vieux débat : les machines vont-elles remplacer les humains sur le marché de l’emploi ?
Pas de preuve d’un bouleversement massif… pour le moment
« Non ! », répond tout de go Aaron Benanav, historien de l’économie et théoricien social dont le livre L’automatisation et le futur du travail a été traduit en français en 2022 (Éditions Divergences).
« Si ces technologies étaient en train de créer un véritable bouleversement, on en verrait la preuve dans les statistiques, justifie-t-il. Ce n’est pas le cas. Au contraire, le taux de croissance de la productivité continue de baisser, alors même que l’on utilise des ordinateurs de plus en plus aboutis. » C’est ce qu’on appelle le paradoxe de Solow.
Paradoxe de Solow
En 1987, le prix Nobel d’économie Robert Solow remarque un paradoxe près de 20 ans après l’invention d’Internet : l’introduction massive des ordinateurs dans l’économie ne se traduit pas une augmentation de la productivité, alors même que l’informatique constitue un progrès technique de taille. La croissance de la productivité a été nettement plus faible dans les années quatre-vingt-dix qu’au cours des années soixante et soixante-dix. Quelques années plus tard, il estimera cependant que les gains de productivité avaient été mal mesurés mais qu’ils étaient bien réels.
On peut voir l’ère des ordinateurs partout sauf dans les statistiques de la productivité.
Robert SolowÉconomiste américain
Lire aussi > [Fiche] Robert Solow et le résidu
En outre, selon Aaron Benanav, la situation économique actuelle ne laisse pas présager d’une automatisation massive des emplois. « Nous avons eu une pandémie, nos chaînes d’approvisionnements ont subi de grandes dislocations, la demande de main-d’œuvre est pour le moment très haute et l’inflation est généralisée. Si ces technologies étaient prêtes à être déployées pour augmenter la productivité, nous n’aurions pas ces indicateurs. »
Destruction créatrice et effet sur la productivité
Si l’historien ne croit pas à l'automatisation massive et au remplacement de l’emploi humain par les machines, il reconnaît que les progrès techniques peuvent donner lieu à de fortes destructions d’emplois dans certains secteurs.Il prend l’exemple de l’agriculture. Entre 1950 et 2010, elle est passée en France de 25 % de la force de travail employée à moins de 5 %. Sommes-nous sûrs de ne pas être à la veille d’une telle vague ?
Destruction créatrice
Théorisée par l’économiste autrichien Joseph Schumpeter, la destruction créatrice est un processus de disparition d’activités productives obsolètes qui sont remplacées par des activités nouvelles du fait des innovations réalisées par l’entrepreneur-innovateur.
Lire aussi > [Fiche] Joseph Schumpeter et la destruction créatrice
« On pourrait l’être, répond-il. Personne ne peut prédire l’avenir avec certitude. On sait néanmoins que l’agriculture était à l’origine une industrie avec une croissance de la productivité très faible. Dans les années 40, les fermes se sont mises à ressembler à des usines – on parlait de l’industrialisation de l’agriculture – et nous avons observé un taux de croissance de productivité incroyable dans le secteur». Cette croissance de productivité rapide s’est accompagnée d’un changement du marché de l’emploi. « Il n’y a actuellement aucun pan de l’économie où l’on peut observer des phénomènes similaires. »
L’automatisation peut également avoir un effet positif sur l’emploi grâce à l’effet de productivité. « Avec l’intensification de la concurrence mondiale, la robotisation se transforme en avantage car elle permet aux entreprises de gagner des parts sur le marché mondial pour les biens qu’elles produisent », écrit l’historien. Moins de coûts de production, plus de demande et donc plus d’emplois. Une équation simple si, bien sûr, la main d'oeuvre est capable de s’adapter.
Lire aussi > Chômage : non les robots ne sont pas coupables !
La tech reste défaillante
La question de l’impact des technologies sur le marché de l’emploi n’est pas nouvelle et de nombreuses recherches ont été faites sur le sujet. En 2013, deux chercheurs du programme Impacts of Future Technology de l’université d’Oxford avaient mené une étude et conclu que 47 % des emplois étaient à risque d’être automatisés par le machine learning. Des résultats stupéfiants et très médiatisés, mais qu'il convient de nuancer, estime Aaron Benanav. « La technologie du machine learning est beaucoup moins performante que nous le pensions. »
La chercheuse en économie Songül Tolan prend aussi ses distances avec les chercheurs d'Oxford : « Pour juger si un emploi était automatisable ou non, ils ont demandé à des experts en IA. » Elle même a fait partie d’un groupe de recherche interdisciplinaire sur l’impact de l’IA sur la société, l’économie et les implications éthiques de ces techniques, pour le compte de la commission européenne.
Des études qui divergent
En 2020, elle a développé un cadre pour mesurer l’exposition des emplois à l’automatisation. Pour cela, elle et son équipe ont cartographié 14 fonctions cognitives (traitement auditif ou visuel, planification, interactions sociales, métacognition, etc.) dérivées de 59 tâches effectuées par les travailleurs. Ils ont ensuite confronté cette liste à 328 IA de références. Selon cette approche tâche par tâche, les résultats sont plus rassurants : entre 9 % et 13 % des tâches seront exposées à l’automatisation.
En 2020, le MIT a lui aussi conduit une recherche intitulée l’IA et le futur du travail. Le rapport soulève notamment les limites techniques de l’IA – ses coûts, sa vulnérabilité face aux tentatives de détournements, le trop faible nombre de données disponible pour l'entraînement, leur manque de transparence. Le MIT propose une lecture plutôt optimiste pour les travailleurs : « Les peurs récentes autour d'une IA provoquant un chômage de masse sont peu fondées. Nous croyons plutôt que l'IA- comme toutes les précédentes technologies allégeant le travail – permettra à de nouvelles industries d’émerger, créant ainsi plus de nouveaux emplois que ceux perdus. »
Impact social, éducation et régulation
Les chercheurs du MIT soulignent le rôle des « gouvernements et autres membres de la société pour aider à adoucir la transition ». « À partir du moment où l’on comprend que les emplois ne vont pas seulement disparaître mais surtout changer, cela pose des questions des transformations que nous voulons, acquiesce Aaron Benanav. Les technologies ne sont pas prédéterminées, nous pouvons choisir dans lesquelles investir et quelles règles sociales nous appliquons pour les orienter. Nous avons laissé les entreprises développer les médias sociaux comme elles l’entendaient et cela a généré de nombreux effets sociaux néfastes », dit-il en appelant à davantage de régulation.
Réguler, mais aussi former. Le rapport du MIT insiste sur l’importance d’enseigner aux élèves de penser « informatiquement », c’est-à-dire savoir résoudre des problèmes en s’appuyant sur la machine. Aaron Benanav prône lui l’apprentissage d’une pensée critique complexe. « La capacité à aborder un problème de manière créative et innovante sera essentiel dans le futur. » Un bon conseil à appliquer dès maintenant.
Lire aussi > Débat. Comment sauver le travail face à l’intelligence artificielle ?
Dans le programme de Terminale SES
« Quelles mutations du travail et de l’emploi ? »
« Quels sont les sources et les défis de la croissance économique ? »