« Non. Pas du tout, c’est un marché comme un autre, avec ses hauts et ses bas »
Nicola Borri. Les droits de propriété sont importants pour la croissance économique. Or les NFT sont les droits de propriété des mondes numériques, notamment des métavers. Si l’on considère que ces mondes abriteront une part croissante de l’activité et de la création de valeur, alors les NFT sont appelés à jouer un rôle majeur dans l’économie. Il faut donc prêter attention à ce qui se passe sur ce marché.
À lire aussi > Tout comprendre aux NFT en 5 questions
Nous faisons ici face à un double problème. Tout d’abord, il s’agit d’un marché encore émergent, qui n’a pas encore trouvé son régime de croisière : les variations y sont fortes, aussi bien à la hausse qu’à la baisse. Et comme ce marché n’est pas encore très gros, les mouvements qui affectent quelques actifs au prix élevé ont un impact disproportionné. Ensuite, on manque d’instruments de mesure.
Seuls quelques observateurs très avertis sont aujourd’hui capables d’évaluer précisément toutes les tendances à l’œuvre. Rien à voir avec le CAC 40 !
C’est la raison pour laquelle, avec deux collègues, j’ai entrepris la création d’un indice, afin d’agréger toutes les données éparses dans les différentes places de marché et de créer un outil unique, fiable et simple. Un tel indice n’est pas facile à construire : à la différence des actions qui s’échangent à la Bourse, chaque NFT est unique. Ce sont des actifs « non fongibles ».
À lire aussi > La fongibilité expliquée par Paul le poulpe
Cela rend l’analyse de ce marché bien plus compliquée que celle des titres de grandes entreprises, dont des centaines de milliers s’échangent tous les jours. Une bonne comparaison serait le marché de l’immobilier, où chaque bien est unique.
Cela n’empêche pas de construire des indicateurs : le prix Nobel Robert Shiller en a indiqué jadis la méthode, en suivant les transactions bien par bien. C’est plus facile à faire aujourd’hui.
Qu’observe-t-on si on utilise cet index ? Tout d’abord, qu’il existe aujourd’hui un lien significatif entre le marché des cryptomonnaies et celui des NFT. Ensuite, qu’il y a sans doute des survalorisations sur certains titres, avec des montants très importants. Cela appellera probablement des corrections, comme celle que l’on observe depuis janvier, où l’indice a perdu 70 % de sa valeur. Et on ne saurait prédire si ces survalorisations continueront ou s’il y aura un krach.
Mais, comme on dit en finance, « don’t put your mind on a single stock » : ne regardez pas qu’une seule action. Après tout, depuis 2015, les cryptomonnaies aussi n’ont cessé d’osciller et pourtant, le marché fonctionne.
Les NFT constituent un marché financier comme un autre, avec ses hauts et ses bas. Il est certes encore récent et un peu nerveux, mais on y observe la même relation entre la volatilité et les futurs retours que sur d’autres marchés d’actifs.
Et il ne s’est pas bloqué, au contraire : la liquidité des titres a augmenté, avec une durée moyenne entre deux transactions qui est passée de 12 à sept semaines. Des bulles, il y en aura encore et elles exploseront ou se dégonfleront. Le marché des NFT ne disparaîtra pas pour autant.
Nicola Borri est chercheur au département d’économie et de finance de l’Université LUISS, à Rome. Avec ses collègues Aleh Tsyvinski (Yale) et Yukun Liu (Rochester), il a mis au point le premier indice du marché des NFT (www.bltindex.com). Ses travaux se situent principalement à l’intersection de la macroéconomie et de la finance, avec un accent sur l’évaluation empirique et quantitative des actifs.
« Non Sire, c’est une révolution »
Ariane Tichit. Une bulle ? Non, Sire : une révolution. S’en tenir aux fluctuations de ce marché ou n’y voir qu’une mode serait une erreur. Ce qui se passe est tout sauf anecdotique. C’est un changement de paradigme.
Pour commencer, parler du « marché des NFT » au singulier est une erreur dont nous reviendrons sans doute rapidement. Car en réalité, le terme NFT recouvre plusieurs marchés et dans quelques années, on considérera que cela n’a aucun sens de les associer.
À lire aussi > NFT : Pourquoi Keynes s'en serait méfié
De fait, chacun de ces marchés a son propre fonctionnement : celui des collectibles se comporte comme celui des cartes de collection dans le monde physique, celui des œuvres d’art a des traits communs avec le marché de l’art contemporain, ses superstars et ses effets de mode, et ainsi de suite. Certains NFT sont de simples titres, qui contiennent un lien vers un objet virtuel. D’autres contiennent l’objet virtuel et sont donc assimilables à des biens.
L’ensemble est très hétérogène. Que des bulles se forment et éclatent sur certains de ces marchés, rien de plus normal. De la même façon, il faut bien distinguer les NFT et les monnaies virtuelles, même si les deux mondes sont connectés.
À la différence d’une monnaie dont les « jetons » sont parfaitement interchangeables, les NFT ne sont pas fongibles : chacun est unique. Il a donc sa propre valeur.
Les fluctuations actuelles renvoient à la nouveauté d’un système encore émergent : la part de spéculation est d’autant plus marquée que les participants sont pour l’heure peu nombreux et il y a encore une part de jeu, d’expérimentation. Mais derrière cette vogue, il y a tous les ingrédients d’un changement de paradigme.
À lire aussi > Pourquoi les NFT suscitent-ils autant d'engouement ?
Tout d’abord, les NFT s’appuient sur la technologie de la blockchain et ouvrent donc sur un monde numérique entièrement décentralisé. Pour un économiste, ce monde est fascinant, car il permet de se passer des tiers de confiance. Le grand mouvement de désintermédiation engagé depuis les débuts d’internet affecte désormais des institutions comme les banques centrales, les notaires, bref, tous ceux qui, dans le monde d’hier, garantissaient la valeur.
Les premiers siècles du capitalisme avaient vu une centralisation progressive de ce système de garanties, qui allait dans le sens de l’histoire. On va désormais vers une décentralisation.
Ensuite, l’histoire récente a vu une recentralisation, avec l’émergence rapide des grandes plateformes. Les NFT sont l’un des éléments du web 3.0, une nouvelle séquence de désintermédiation qui redonnera du pouvoir aux internautes en leur permettant de transporter leurs données d’un service à l’autre.
À lire aussi >Tout comprendre au Web 3.0 en 6 questions
Enfin, la place grandissante que prendra la part virtuelle de nos existences, dans le gaming aujourd’hui, mais aussi de plus en plus dans la vie professionnelle, déplace une partie de l’économie vers les métavers.
Les échanges, les transactions, la propriété, l’idée même de valeur changeront sans doute de régime dans ces mondes virtuels. Mais ces questions ne disparaissent pas et les NFT font partie des dispositifs techniques qui permettent de leur trouver des formes nouvelles. L’économie du métavers s’invente aujourd’hui sous nos yeux.
Ariane Tichit est maîtresse de conférences en économie à l’Université Clermont Auvergne et, depuis 2007, chercheuse au Centre d’études et de recherches en développement international (Cerdi), après avoir occupé des postes à l’Université Paris 1 et à l’ENS Lyon. Spécialiste en économie du travail, elle a orienté ses recherches sur les monnaies alternatives. Elle a notamment publié, avec J.-G. Dumas et P. Lafourcade, Les NFT en 40 questions (Dunod, février 2022).
Vous avez aimé cet article ? Pour découvrir l'intégralité du magazine cliquez ici.