Qui veut la peau des GAFA ? Réponse : tout le monde… et personne. En France, ceux qui exigent leur démantèlement se trouvent aussi bien à gauche qu’à droite, de Benoît Hamon à Xavier Bertrand. Aux États-Unis, la patrie des GAFA, c’est la même chose. La sénatrice démocrate Elizabeth Warren en fait l’un des points clés de son programme de candidate à la Maison-Blanche. Mais l’hôte actuel des lieux, Donald Trump, ne cache pas non plus son hostilité à leur égard.
Le club des cinq… voire plus
Et pourtant, malgré cette unanimité, personne ne veut réellement les voir disparaître. Tout simplement parce qu’ils fournissent un service d’une telle qualité que tout le monde les utilise. Google est l’outil de recherche de 90 % des internautes dans de nombreux pays, Amazon représente 49 % du e-commerce aux États-Unis, Facebook est le réseau social d’un cinquième de l’humanité et Apple a réussi à vendre 1,4 milliard des Smartphones, tablettes et ordinateurs aujourd’hui en service.
Il faut également ajouter à cette bande des quatre un certain Microsoft, dont les outils sont incontournables en entreprise, et toutes les plateformes numériques qui servent d’intermédiaires entre un client et un prestataire de services. Qu’il s’agisse de réserver un VTC via Uber, de louer un appartement à l’autre bout du monde avec Airbnb ou de trouver l’âme sœur sur Tinder…

Mauvais gardiens de nos e-vies
Les GAFA ne constituent pas un groupe homogène. Mais ce sont tous des acteurs clés de l’économie de la donnée. Or celle-ci est un peu le pétrole du XXIe siècle. Les GAFA l’extraient, la stockent, la raffinent, la vendent… bref, ils en sont les maîtres. Les datas permettent à Facebook et à Google d’afficher une publicité ciblée plus efficace ou à Amazon de savoir au mieux à qui, comment et à quel prix vendre un produit. Elles renferment aussi l’intégralité de nos vies numériques. Et c’est ce qui fait peur. Car les GAFA sont loin de se montrer à la hauteur d’un tel enjeu.
Vols de données massifs à répétition, utilisation frauduleuse à des fins politiques, diffusion de fausses nouvelles… Les réseaux sociaux sont incapables de garantir la vie privée de leurs utilisateurs et d’assurer une véritable police des contenus. Pire, leur irresponsabilité a longtemps été revendiquée, car les plateformes numériques se considèrent comme de simples hébergeurs et non comme des éditeurs responsables de ce qu’ils publient.
Ces dérives s’expliquent par le développement ultra-rapide de l’économie numérique qui a pris la régulation de vitesse. Uber est accusé de concurrence déloyale vis-à-vis des taxis, car il fait travailler des centaines de milliers de chauffeurs sans qu’ils soient salariés. Airbnb a de même bouleversé le marché de l’hôtellerie, mais est en plus accusé, par exemple à Paris, de contribuer à la désertification des centres-villes, car il favorise les locations touristiques au détriment du logement. Les reproches faits aux GAFA dépassent donc de loin la sphère économique. Sans oublier les phénomènes d’addiction engendrés par la consultation excessive des réseaux sociaux…
AT&T, plus puissant après son démantèlement ?
Démanteler les géants, c’est possible. Les États-Unis l’ont déjà fait, en 1984, en scindant la compagnie téléphonique AT&T, fondée en 1877 par Graham Bell, l’un des inventeurs du téléphone. Elle était alors la plus grande entreprise du monde avec plus d’un million de salariés et contrôlait tout : les communications locales, longue distance, les équipements de réseau, les téléphones… Longtemps considérée comme un monopole utile, elle a été punie pour abus de position dominante.
Elle fut divisée en une compagnie mère surnommée Ma Bell (pour l’activité longue distance), et sept sociétés régionales, les Baby Bell. En 2005, toutefois, Ma Bell est rachetée par l’une de ses filles, SBC, qui reconstitue AT&T avec trois autres de ses « sœurs ». Et 10 ans plus tard, redevenu n°1 des télécoms aux États-Unis, le nouvel AT&T lance le rachat du géant des médias Time Warner pour 85 milliards de dollars. Tout ça pour ça…
Puissants comme des États
Face à ces entreprises numériques qui chahutent leurs lois et leur souveraineté, les États ont longtemps été démunis. C’est notamment vrai dans le domaine fiscal. Comment taxer des entreprises américaines, qui, dans le cadre de leurs activités internationales, ont installé leurs filiales dans les pays à la législation la plus favorable, afin d’y faire remonter les bénéfices réalisés dans d’autres pays ? À bien des égards, les GAFA se positionnent au-dessus des États.
Les chiffres de leur puissance économiques les placent en tout cas au même niveau. Les seuls bénéfices d’Apple (59 milliards de dollars) approchent le PIB du Luxembourg. La trésorerie cumulée des GAFAM (GAFA + Microsoft, 554 milliards) est équivalente au PIB de la Suisse ! Quant à la capitalisation boursière de ces cinq géants (4 200 milliards), elle rivalise avec celui de l’Allemagne ! Pas étonnant qu’un pays comme le Danemark ait nommé un ambassadeur numérique auprès des GAFA. La théorie économique a parfaitement cerné les mécanismes d’une telle croissance.
Elle s’explique d’abord par l’effet de réseau, selon lequel l’utilité croît avec le nombre de ses utilisateurs : plus il y a de gens sur Facebook, plus il devient intéressant de s’inscrire si on veut communiquer avec eux. S’y ajoutent les économies d’échelle. Ces deux effets conduisent à créer des « monopoles naturels », comme le rappelle le prix Nobel français d’économie Jean Tirole. Les avantages qu’ils confèrent constituent une barrière à l’entrée de nouveaux concurrents. L’an dernier, dans le domaine de la pub en ligne, Facebook et Google ont ainsi capté 94 % de la croissance du marché français !
Pirouettes fiscales
Les géants du Web paient en moyenne 14 points d’impôts de moins qu’une entreprise française traditionnelle (avec un taux de 9 % contre 23 %). C’est ainsi que la France a justifié sa taxe GAFA de 5 % portant non sur les bénéfices, mais sur le chiffre d’affaires. Si toutes les multinationales pratiquent l’optimisation fiscale, les sociétés numériques ont plus de facilité, car elles tirent la majorité de leurs revenus d’actifs incorporels (algorithmes, droits de propriété intellectuelle…), donc aisément « transportables » dans des filiales installées dans des paradis fiscaux.
Tous les pays sont concernés par cette fuite d’impôts. Mais ils ne s’entendent pas sur la solution, qui devrait être appliquée dans le monde entier pour être efficace. Les États-Unis veulent imposer les bénéfices sur les marchés où les biens et les services sont effectivement vendus. La France et l’Allemagne envisagent quant à elles d’instaurer un taux d’impôt minimal universel qui permettrait de réduire la concurrence fiscale entre les pays.
Les freiner en rétropédalant ?
Pas facile, dans ces conditions, de miser uniquement sur des démantèlements pour combattre la domination des GAFA. Comme l’explique la Commissaire européenne à la concurrence Margrethe Vestager, peu suspecte de complaisance au vu des multiples sanctions qu’elle leur a infligées, « même si nous démantelons ces sociétés, le risque existe qu’elles redeviennent très grandes très rapidement du fait des effets de réseau ».
Avant de penser au démantèlement, il apparaît nécessaire d’adapter la réglementation de la concurrence au pouvoir des GAFA. Comment ? En les empêchant, par exemple, de racheter des petits concurrents potentiels comme Facebook a pu le faire avec Instagram et WhatsApp. Ou en ouvrant la possibilité de remettre en cause des opérations approuvées il y a plusieurs années. L’idée fait peu à peu son chemin aux États-Unis.
Les législations antitrust ont le défaut de ne sanctionner des abus de position dominante que quand elles constatent des hausses de prix au détriment des consommateurs. Or les dommages ne se limitent pas au prix, d’autant que les services des GAFA sont souvent gratuits pour le grand public. Mais là encore, les choses évoluent. Dans la foulée du scandale Cambridge Analytica, Facebook va devoir payer entre trois et cinq milliards de dollars d’amende aux États-Unis pour avoir récidivé dans une mauvaise utilisation des données.
De futurs services publics ?
Amazon, Google ou Facebook ne sont pas des entreprises comme les autres. Pour certains, ils ne font pas partie d’un marché, ils sont le marché. Ils en fournissent l’infrastructure (souvent basée sur un algorithme) et en fixent les règles au travers de leurs « conditions générales d’utilisation ». Et ils gèrent les données personnelles des utilisateurs. Autant de raisons de les réguler comme des services publics. Pour la sénatrice américaine Elizabeth Warren, ces « plateformes d’utilité » ne devraient pas avoir le droit d’utiliser leur propre plateforme pour vendre leurs propres produits (comme le fait Amazon) et devraient partager les données.
Problème des données : la solution RGPD
L’Europe est à la pointe du combat pour réguler les GAFA autour de la protection des données. Entré en vigueur en mai 2018, le Règlement général sur la protection des données (RGPD), ouvre la voie à des sanctions pouvant atteindre 4 % du chiffre d’affaires mondial en cas d’infraction. Depuis, les condamnations se multiplient. La France a ainsi infligé une amende de 50 millions d’euros à Facebook. Le RGPD ouvre aussi une brèche dans le monopole des GAFA en permettant aux utilisateurs de récupérer aisément leurs données afin qu’ils puissent passer plus facilement à la concurrence.
Étonnamment, Marc Zuckerberg, le patron de Facebook, s’est prononcé le 31 mars en faveur de davantage de régulation. Signe d’une prise de conscience ? Ou volonté d’éviter des mesures drastiques ? Certains considèrent en effet les réseaux sociaux comme des services publics et envisagent de les nationaliser ou de leur imposer des règles similaires à celles des fournisseurs d’eau (avec des prix ou des bénéfices plafonnés). De quoi faire trembler sérieusement les géants du Web.