Trente ans après les cigarettiers, Facebook voit à son tour ses manipulations dévoilées. La comparaison a surgi lors de l'audition par le Congrès de la lanceuse d'alerte et ancienne salariée de Facebook, Frances Haugen. Elle y a dévoilé des documents internes du groupe de Mark Zuckerberg qu’elle accuse d’agir uniquement pour le profit, ignorant le bien-être de ses utilisateurs.
Faisant référence aux procès de 1990 lors desquels des milliers de pages de documents internes sont divulguées, prouvant que les cigarettiers connaissaient la nocivité de leurs produits depuis plusieurs décennies, Blumenthal a estimé que « Facebook vivait son moment Big Tobacco ». Mais le parallèle ne s’arrête pas là.
Un business model basé sur l’addiction
« Dans les cigarettes, il n’y a pas que du tabac, il y a aussi des substances addictives. Pour les réseaux sociaux, la substance addictive, c’est l’aléatoire (le nombre de likes, de vues, etc.) qui permet de maintenir l’attention superficielle des utilisateurs », explique Marie-Claude Bossière, pédopsychiatre et psychiatre à la Maison des femmes de Saint-Denis. « Les réseaux sociaux sont aussi des objets de plaisirs, dont le consommateur ne connaît pas précisément la nocivité au début », précise la chercheuse.
Doctorante en économie à l’université Panthéon Sorbonne, Mathilde Abel parle même de double nocivité, « la consommation individuelle pose la question de la disposition du temps et du temps de cerveau disponible. Mais il existe aussi une toxicité collective puisque la plateforme permet l’émergence de discours raciste, de haine et la création de petits groupes en dehors de tout cadre réglementaire. »
Et plus les utilisateurs sont jeunes et vulnérables, plus l’utilisation des réseaux est nocive. Selon une étude du Journal of Behavorial addiction publiée en 2014, les personnes les plus sujettes à une addiction aux réseaux sociaux auraient « un faible bien-être psychosocial, comme la solitude, l’anxiété ou la dépression » et seraient incitées « à utiliser Facebook pour trouver un soutien social ou passer le temps ». « L’altération de l’humeur qui en résulte entraîne un manque de confiance en soi, probablement dû à un renforcement négatif » conclut-elle.
Les études menées par Facebook et dévoilées par Frances Haugen font état des mêmes conclusions, et cible plus particulièrement les jeunes filles. « Comme la cigarette, l’usage des réseaux sociaux atteint un pic vers 13-14 ans. Ils disent qu’ils se sentent mal quand ils vont sur Instagram, mais que c’est plus fort qu’eux », soutient Frances Haugen lors de son audition. « Ce qui est terrible, c’est que l’étude montre également que plus les jeunes filles étaient déprimées, plus elles utilisaient l’application », poursuit la lanceuse d’alerte.
Des études internes maintenues secrètes
Depuis plusieurs années, une équipe de scientifiques recrutés par Facebook propose à l’entreprise des solutions pour améliorer la santé mentale de ses utilisateurs : limiter la visibilité des profils de stars, mais aussi rétrograder les publications dédiées à la mode et à la beauté, particulièrement dangereuses chez les plus jeunes. Les conclusions de ces études n’ont jamais été publiées par Facebook.
C’est cette même équipe qui avait alerté le groupe sur les dangers des plateformes chez les plus jeunes. Pourtant, même si le projet d’une version dédiée aux enfants (« kids ») d'Instagram est à l’arrêt, le groupe ne l’a toujours pas abandonné.
Avec ce projet, l’entreprise est soupçonnée de vouloir accroître ses profits coûte que coûte en ciblant des utilisateurs toujours plus jeunes et fragiles. Le groupe craint une chute de 45 % de sa fréquentation d’ici à 2023 si les jeunes délaissent ses multiples plateformes (Instagram, WhatsApp, Facebook).
Dans un long post publié le 6 octobre sur son compte Facebook, Mark Zuckerberg, PDG de Facebook s’est défendu face à ses détracteurs en affirmant avoir mis en place certaines de ces recommandations « en sachant que les gens passeraient moins de temps sur Facebook […]. Est-ce que c’est quelque chose qu’une entreprise axée sur les profits plutôt que sur les gens ferait ? ».
Ces pratiques ne sont pas sans rappeler les stratégies mises en place par l’industrie du tabac dès les années 1920. À ceci près, qu’en plus de cacher les études menées en interne sous nombre de publicités basées sur des allégations pseudo-médicales, les cigarettiers se sont amusés à jeter un flou sur le consensus scientifique grâce à une prolifération d’études sur de nombreuses autres causes potentielles des problèmes pulmonaires.
« Si nous voulions ignorer la recherche, pourquoi aurions-nous créé un programme d’études de pointe pour comprendre ces problèmes importants ? Si nous ne nous étions pas souciés de lutter contre les contenus préjudiciables, pourquoi aurions-nous embauché autant de personnes qui s’y consacrent ? », poursuit Mark Zuckerberg dans son post publié le 6 octobre.
Il n’empêche que Facebook n'aime pas que les chercheurs et les universitaires accèdent à ses données. En août, trois chercheurs de l’université de New York ont vu leurs comptes et ceux associés à leurs recherches suspendus par la plateforme, forçant l'arrêt de leurs travaux portant sur l’étendue de la désinformation et la publicité ciblée du réseau social.
Pas de régulation pour la liberté individuelle
« Les arguments opposés à la régulation sont les mêmes que ceux utilisés par les cigarettiers : la liberté individuelle », souligne Mathilde Abel.
« Ce sont des entreprises très importantes, des très gros groupes qui ont des capacités de plaidoyer, de lobbying qui sont très importantes, poursuit la chercheuse. La régulation va à l’encontre de leur modèle économique. »
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Face à ces mastodontes, les États tentent de réguler sans froisser les géants des réseaux sociaux en favorisant des conditions de transparence grâce à la publication d’études, la mention des compositions et des campagnes d’information sur les méfaits du produit auprès des plus jeunes.
Mais pour protéger au mieux les utilisateurs, « il faudrait considérer les réseaux sociaux non plus comme des intermédiaires, mais comme des médiateurs, des vrais médias. L’algorithme ne serait alors plus suffisant, il faudrait monter une vraie équipe éditoriale, ce qui a un coût », suggère Mathilde Abel.
Crédits photo : Facebook - social cigarettes, par Eric Steuer via Flickr. CC BY 2.0. Montage : Laszlo Perelstein / Pour l'Éco.