Jusqu’à récemment, Huawei était un modèle de réussite. L’entreprise de téléphonie chinoise va-t-elle devenir l’incarnation de la star qui chute ? La question se pose, à la lecture des commentaires les plus récents de son fondateur, Ren Zhengfei. « Le froid sera ressenti par tout le monde », écrit-il à ses salariés fin août dernier.
Régulièrement, l’homme de 77 ans envoie des mémos internes à ses employés et régulièrement, ces textes finissent dans les médias. Celui qui fut un temps ingénieur dans l’Armée populaire de libération aime filer les métaphores pour remotiver ses troupes, quitte à adopter, parfois, un ton presque belliqueux.
Mais ce jour-là, en cette fin d’été 2022, il est plus conciliant : l’entreprise n’est plus appelée à se mettre en « mode commando » comme en 2019, elle doit simplement « se concentrer sur sa survie ».
La « survie », c’est déjà ce qui avait poussé Ren Zhengfei à créer Huawei en 1987, raconte le fondateur dans une interview donnée en 2019 à Euronews. Alors que la Chine s’ouvrait à peine et que tout était à construire, le quadragénaire, qui ne parvenait pas à se faire embaucher, en était réduit à acheter des commutateurs à Hong Kong pour les revendre en Chine. Bientôt, il les fabriquait lui-même.
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Fort de ce premier succès, il étend peu à peu sa gamme aux infrastructures de télécommunication, ciblant les zones blanches mal desservies et convainquant les autorités de doter l’immense pays d’équipements « made in China », les siens.
Dans les années 2000, il se lance dans les téléphones portables. « C’est un ingénieur : pour lui, le ressort fondamental pour gagner, c’est l’avance technologique », souligne Jean-Paul Larçon, professeur émérite en stratégie et business international à HEC Paris.
Le groupe investit massivement dans la R & D – Huawei était encore l’année dernière le plus gros déposant de demandes de brevets en Europe. Puis c’est l’apothéose : au deuxième trimestre 2020, selon le bureau d’études Canalys, il est le premier vendeur mondial de smartphones, devant Apple et Samsung.

Source : IDC's Worldwide Quartely Mobile
Cellule communiste
Cette montée en puissance ne fait pas que des admirateurs. Les États-Unis soupçonnent ce concurrent de copier les Américains. Ils l’accusent surtout d’être aux ordres de Pékin : des allégations vivement réfutées par la société, qui criera à plusieurs reprises son « indépendance ».
Huawei, qui a refusé notre demande d’interview, n’est ni cotée en Bourse ni possédée par l’État. Elle appartient à ses employés. Mais comme dans toutes les entreprises chinoises, on y trouve « une cellule du parti communiste, dont le poids s’est accru sous Xi Jinping », précise Mary-Françoise Renard, professeure d’économie à l’Université Clermont Auvergne. « Or, depuis 2017, une loi oblige toute organisation ou tout citoyen […] à “soutenir le travail de renseignement de l’État, à l’aider et collaborer avec lui”. »
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De quoi convaincre Donald Trump de passer aux actes ? En 2018, la guerre commerciale éclate à nouveau entre les deux pays, à coups de hausses de droits de douane et de traîtrises.
La fille aînée du fondateur, directrice financière du groupe, est arrêtée au Canada, à la demande des États-Unis, pour ne pas avoir respecté les sanctions sur l’embargo iranien. Elle y restera en résidence surveillée pendant près de trois ans.
Plus grave, en mai 2019, les États-Unis placent Huawei sur la « liste noire ». Désormais, aucune entreprise au monde n’a le droit de fournir des composants ou des services à Huawei à partir du moment où une « technologie américaine » est utilisée par ce composant. Adieu les apps Gmail, Google Maps et autres YouTube, exit le système Android et les puces de dernière génération : privé de ces musts de tout fabricant de smartphones, le champion chinois est dévasté.
Chaîne d’approvisionnement nationale
La société accélère alors le développement d’un système d’exploitation pour remplacer Android et parvient avec succès, en mai 2021, à lancer son logiciel maison, HarmonyOS. Mais pour obtenir les puces de dernière génération, la route vers l’autosuffisance sera une « longue marche », reconnaît Teresa He Tingbo, présidente de HiSilicon, la filiale Semi-conducteurs de Huawei.
L’entreprise travaille certes depuis longtemps à la conception de puces, mais elle a besoin de fabricants pour produire ses pièces. Depuis 2019, elle investirait des millions dans un fonds d’investissement qui a vocation à construire la chaîne d’approvisionnement en semi-conducteurs du pays, relate le Wall Street Journal.
En Chine, les deux fabricants principaux, Semiconductor Manufacturing International Corp (SMIC) et TSMC Chine continentale auraient, selon une estimation de Bloomberg, trois générations de retard sur les puces du champion mondial taïwanais, TSMC. Pour Jean-Paul Larçon, nul doute que ce retard sera comblé tôt ou tard, car « ils ont l’argent, le talent et la volonté politique. Ils conçoivent des plans et ils les appliquent ».
En attendant, le colosse de Shenzhen traverse un gros trou d’air. Entre 2020 et 2021, le chiffre d’affaires de sa branche Grand public, celle des smartphones, a été amputé de moitié1. Le groupe sauve les meubles en présentant, en grande pompe, un bénéfice net record pour 2021.

Source : Huawei
Mais c’est la vente de Honor, sa division de smartphones destinée aux jeunes, qui explique cette performance. Même en Chine, le marché sur lequel il se replie, Huawei n’est plus en position de force. En juillet 2022, le cabinet d’analyse Counterpoint estimait qu’il n’était plus que le sixième plus gros vendeur du pays, avec une part de marché inférieure à 7 %.
Peur de l’espionnage
À côté des téléphones portables, les « infrastructures de télécommunication », son autre grande branche d’activité, sont aussi en difficulté. Le problème vient cette fois des soupçons d’ingérence des services de renseignement chinois dans les équipements 5G de l’entreprise.
Selon les États-Unis, les infrastructures de Huawei pourraient permettre d’intercepter les communications et conduire à une surveillance généralisée. Si l’accusation est, là aussi, vivement contestée par Huawei, la liste des pays occidentaux qui excluent l’ancien géant chinois de leurs appels d’offres de la 5G s’allonge. Après les États-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni et le Canada, des marchés européens, comme la France, émettent des réserves : autant de contrats pluriannuels que la société n’obtient pas, ce qui pourrait lui coûter à l’avenir sa place de leader dans les infrastructures de télécommunication.