L’ambition est grande : bénéficier “à toute l’humanité”, revendiquent les fondateurs d’OpenAI sur le site web de l'entreprise. Si celle-ci a fait la Une des médias fin 2022 avec le succès auprès du grand public de Dall-E (génération d'image) et de ChatGPT (générateur de texte et de code), elle est née en décembre 2011, un an après le rachat, par Google, du laboratoire de recherche DeepMind.
Plusieurs personnalités de la Silicon Valley, dont les plus connus sont Elon Musk, Peter Thiel ou encore Sam Altman, annoncent alors la naissance d'OpenAI, une organisation à but non lucratif vouée à faire bénéficier à tous des développements en matière d’intelligence artificielle (IA).
« À cette époque, la communauté IA commençait une lutte autour du modèle de financement du développement de cette technologie, alors que l’IA a longtemps été un domaine de recherche universitaire parmi d'autres, explique Karen Hao, alors journaliste spécialisée en IA à la MIT Technology Review. Mais au début des années 2010, les chercheurs quittent le monde universitaire pour rejoindre des entreprises comme Google, Facebook ou Microsoft. »
L’IA est devenue un enjeu commercial et certains s’inquiètent de voir ce domaine scientifique détourné par la recherche du profit. Du coup, Musk, Thiel et consorts, veulent extraire la recherche de ces grandes entreprises pour la redistribuer à tous de manière transparente. « Attention, il ne s’agit pas de philanthropie, ce sont des acteurs riches et puissants de la Silicon Valley, nuance Will Knight, journaliste senior spécialisé en IA au sein de Wired. Il est aussi dans leur intérêt et celui de leurs entreprises que les meilleurs chercheurs et outils ne se trouvent pas seulement au sein d’entreprises privées concurrentes. »
Une vision futuriste et controversée de l’IA
Mais la transparence affichée n’est pas toujours au rendez-vous. En 2019, Karen Hao a visité les locaux de l’organisation - elle est la première journaliste à obtenir un accès privilégié. Sur place, elle déchante. « J’ai commencé à avoir des doutes quand ils m’ont interdit l’accès au deuxième étage, là où sont les bureaux », raconte-t-elle. Elle est cantonnée au premier, là où se trouvent des canapés et une kitchenette. Les interviewés descendent tour à tour lui parler.
« Dans de nombreux cas, Open AI n’a pas partagé les outils qu'elle a développés », renchérit Will Knight. Il affirme que « certains groupes font beaucoup plus en termes d’IA open source, c’est-à-dire avec un code informatique conçu pour être accessible au public, que n’importe qui peut voir, modifier et distribuer à sa convenance ». Et de citer Stability AI, startup derrière Stable Diffusion, outil d’IA générative d’images dont le code source est public (mais pas libre de droit).
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Fondé par des personnalités qui portent une conception futuriste et toute-puissante de la technologie, OpenAI apporte la controverse dans la communauté des chercheurs de l’IA : l’intelligence artificielle forte (artificial general intelligence, en anglais), fondée sur la conviction qu’à terme, certaines IA seront dotées de de fonctions cognitives au moins égales à celles des humains. « Ce pari de l'IA forte a mis l’organisation sur une trajectoire à la marge de ce qui était à l’époque l’opinion la plus communément adoptée », indique Karen Hao.
Approche onéreuse
Avec ses fondateurs stars, l’organisation bénéficie d’une mise de départ rondelette : un milliard de dollars, dont les fondateurs prévoient de ne dépenser qu’une « minuscule fraction » les premières années.
Seulement, développer des modèles dont les capacités se rapprochent de celles des humains, cela coûte très cher. Ilya Sutskever, chef scientifique d’OpenAI, est partisan d’un deep learning fondé sur de très grandes bases de données.
Éco-mots
Machine learning & deep learning
Le Machine learning (ML) est une technique d'apprentissage automatique donnant la capacité aux machines d’apprendre automatiquement un ensemble de règles à partir de données, contrairement à la programmation informatique "classique" où elle se contente d'exécuter à la lettre des règles prédéterminées. Le Deep Learning est un sous-ensemble du ML qui utilise des réseaux de neurones profonds pour résoudre des tâches complexes en utilisant des données de grande envergure.
C’est d’ailleurs la principale force de OpenAI, qui développe peu ou prou les mêmes recettes que les laboratoires concurrents tels que ceux de Google ou Facebook mais les applique à des bases de données énormes, expliquent les deux journalistes. « Leurs modèles ne sont pas révolutionnaires, ils utilisent souvent des outils créés par d’autres laboratoires de recherche », expose Will Knight.
L’idée d’appliquer les outils à d’immenses quantités de data n’est pas non plus inédite, ajoute-il. « De nombreux chercheurs du monde académique affirmaient déjà qu’en utilisant davantage de data, on pourrait débloquer de nouvelles capacités. Seulement, le monde universitaire n’a pas les ressources financières pour développer une telle méthode. »
De non lucratif à profit limité
Aujourd'hui, l’approche sans limite en termes de tailles des données utilisées par OpenAI donne le "la" dans la Silicon Valley. « L’extravagance est devenue la norme », raconte Karen Hao, mais qui rappelle aussi que « plus le modèle est large, plus il nécessite de puissance de calcul, ce qui coûte cher. »
Les chercheurs stars en IA valent aussi leur pesant d’or : plus cher que les meilleurs quaterback de la ligue de football américaine (NFL), plaisante Peter Lee, vice-président de la recherche chez Microsoft.
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En 2019, l’organisation reçoit un milliard de dollars d’investissement de la part de Microsoft et fait évoluer sa structure : elle devient désormais une organisation à profit limité : les investisseurs peuvent, au maximum, espérer récupérer 100 fois leur mise de départ. Dans le cas, où le rendement dépasserait cette limite, les profits seront à nouveau reversés à la branche « sans but lucratif » de OpenAI.
Concrètement, si vous avez investi 10 millions de dollars aujourd'hui, le plafond des bénéfices n'entrera en jeu qu'après que cette somme n'ait généré 1 milliard de dollars de rendement. De quoi largement satisfaire l'investisseur... et générer une crainte chez des experts de l'IA, qui craignent que cette structure ne soit plus « à profit limités » que de nom. « C'est un tournant majeur dans l’histoire d’OpenAI, énonce Karen Hao, l’organisation a commencé à ressembler de plus en plus à une grande entreprise classique de la tech, motivée par les profits comme les autres. »
Microsoft en embuscade
Le 23 janvier 2023, Microsoft et OpenAI ont officialisé un accord de plusieurs milliards de dollars – le chiffre de 10 milliards a été évoqué. Un investissement qui confirme l’engagement stratégique de Microsoft, dont le département de recherche IA est plus faible que celui de ses concurrents mais dont de nombreux produits pourraient bénéficier de ces nouveaux outils – l’entreprise a d’ailleurs déjà annoncé qu’elle incorporera ChatGPT dans son moteur de recherche Bing puis dans sa suite de bureautique (Word, Excel, PowerPoint…).
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Open AI devient-il de fait le laboratoire IA de Microsoft, une sorte de filiale surpuissante et futuriste ? « L’influence de Microsoft n'est pas entièrement claire», tempère Will Knight. D'ailleurs, l'entreprise peut avoir intérêt à conserver une stricte séparation entre les deux entités, expose-t-il.
Les technologies d'IA peuvent en effet avoir des comportements inadaptés, manifester des biais ou tenir des propos dégradants – c’est d’ailleurs ce qui a poussé Google à ne pas dévoiler ses avancées en la matière. « En conservant ce groupe de recherche à l’extérieur, Microsoft peut se permettre de prendre plus de risques ».
Karen Hao est d'un autre avis : « Je ne serais pas surprise d'apprendre que Microsoft ait eu une influence énorme et encouragé OpenAI à explorer cette nouvelle génération de technologie. En l’intégrant à leur moteur Bing, ils peuvent faire émerger un vrai rival face à Google – voire un jour le dépasser », analyse la journaliste.
D’ailleurs, si Google est bien placé dans la recherche et développement d’outils similaires (on se rappelle de LamDa, l’IA de langage développée par Google dont les résultats impressionnants avait fait dire à son développeur que l’IA était devenue consciente), le succès de ChatGPT a été tel qu’il a provoqué une alerte « Code rouge » au sein de la direction de Google.
La deuxième entreprise du monde (Microsoft) qui affronte la troisième (Alphabet - Google) sur le terrain ultra lucratif, du moteur de recherche… La Silicon Valley vient définitivement d’entrer dans la bataille de l’IA.
Dans le programme de SES
Première. « Comment les agents économiques se financent-ils ? »
Première. « Comment les entreprises sont-elles organisées et gouvernées ? »