Une croissance nourrie par le privé et le public
Rien qu’en Europe, le marché du cloud computing représente 53 milliards d’euros en 2020, et devrait atteindre 300 à 500 milliards d'euros en 2030. Au niveau mondial, ces prévisions de croissance sont encore plus saisissantes : de 233 milliards d’euros en 2020, à 861 milliards… en 2024.
Il faut dire que le secteur a profité d’une belle rampe de lancement : la pandémie. « Le cloud est un facilitateur extraordinaire, analyse Aziz Cherfaoui, expert du sujet pour le cabinet KPMG. Le Covid a accéléré des mutations plus qu’il n’en a inventé. En changeant nos modes de fonctionnement, il nous a obligés à travailler à distance. Dans le cloud. »
Dans les nuages, voilà également où souhaite déménager l’administration française. Fin septembre, le ministère de la Transformation et de la Fonction publiques a fait paraître une feuille de route sur la transformation de l’action publique. Derrière, un constat : l’amélioration des services publics passera par la donnée.
Du côté des entreprises privées, la migration vers le cloud ne devrait, elle aussi, que s’accélérer. D’abord, pour des questions d’efficacité – les services proposés par les cloud providers, tel Microsoft avec son environnement Office 365, sont pour le moment inégalés –, et de coûts – utiliser le cloud signifie se passer de serveurs physiques et d’équipes d’ingénieurs pour s’en occuper.
Ensuite, de par des tendances structurelles : selon le cabinet Gartner, la part des télétravailleurs, hybrides ou non, devrait continuer d’augmenter ces prochaines années. Et puis, ajoute Aziz Cherfaoui, « Il va y avoir un passage de générations. Dans les écoles, on de plus en plus aux jeunes ingénieurs à coder pour utiliser le cloud. »
Est-ce pour autant une bonne nouvelle pour OVH ? Sans doute, mais ce n’est pas Octave Klaba, le très connecté fondateur de la compagnie, qui sera le premier bénéficiaire de l’explosion du marché du cloud. David contre Goliath(s), il a face à lui une floppée de colossaux adversaires qui ont fait des économies d’échelle leur spécialité : les hyperscalers.
La domination des « hyperscalers »
Amazon Web Services, Azure de Microsoft, Google Cloud Platform, IBM. Quatre noms bien connus qui trustent près des trois quarts du marché mondial, mais aussi européen, n’abandonnant que les miettes aux « champions » locaux tels qu’OVHcloud ou Deutsche Telekoms. À elles deux, les têtes de gondoles du cloud européen ne représentent que... 4 % du marché. En fait, entre 2017 et 2021, les cloud providers européens ont certes doublé leur chiffre d'affaires, mais sont passés de 27 % à 16 % de part de marché.
« À défaut de changements significatifs par rapport à la situation actuelle, si la domination des « hyperscalers » venait à se renforcer, l’Europe pourrait perdre de 20 % à 50 % de l’impact économique estimé du marché du cloud computing », avertit le cabinet KPMG dans son livre blanc paru en mai 2021.
Les équipements massifs des hyperscalers sont renouvelés par des investissements bien supérieurs à ceux que peuvent se permettre leurs plus petits concurrents. À eux trois, Amazon, Google et Microsoft ont investi en un an 14 milliards d’euros dans leurs infrastructures européennes. Autant dire qu’OVHcloud, même fort des 350 millions d’euros levés lors de son introduction en Bourse, ne soutient pas la comparaison.
Le poids de ces géants américains tient aussi à leur précocité. Si AWS domine le marché aujourd’hui, c’est parce qu’Amazon investit dès 2003 dans cette infrastructure informatique standardisée, qui propose aux autres entreprises de stocker en ligne leurs données.
Une émanation du modèle économique d’Amazon, souligne Aziz Cherfaoui : « Lors des périodes des fêtes de Noël ou du Black Friday, Amazon avait soudainement besoin d’une puissance de calcul bien supérieure. La légende veut, c'est en tout cas le storytelling établi par Amazon, qu'elle ait simplement loué à d'autres la puissance qu’elle n’utilisait pas le reste de l’année, pour rentabiliser les infrastructures. » Naît alors le « cloud public » - « public », parce que plusieurs entreprises partagent les mêmes machines.
La croissance d’AWS est symptomatique : comme dans le cas de celle des autres hyperscalers, elle repose sur le développement permanent de nouveaux services. Reconnaissance vocale, intelligence artificielle, analyse d’images… « Les hyperscalers, en matière de services à valeur ajoutée, donnent le La », estime Aziz Cherfaoui.
Si les Gafam « mangent tout le marché », regrette Tristan Labaume, président de l’Alliance Green IT, « c’est grâce à une stratégie très intelligente qui a consisté à allier leurs logiciels fétiches avec leurs services. Aujourd’hui, il y a peu d’alternatives à Outlook ou Gmail en termes de qualité de service pour une messagerie. » Les hyperscalers enferment peu à peu les entreprises dans leurs propres univers numériques : « L’utilisateur veut garder le graphisme auquel il est habitué. »
Miser sur l'Asie et les administrations européennes
OVHcloud peut-il, comme semble l’espérer Cédric O, concurrencer les Gafam sur le terrain du cloud ? La réponse de Jon Dinsdale, analyste pour le groupe Synergy, dans un communiqué, est laconique : « Il paraît quasiment impossible d’imaginer la dynamique du marché actuel se modifier sur les cinq prochaines années. C’est un jeu d’échelle. »
Il nuance toutefois : « Les cloud providers européens peuvent malgré tout continuer de croître régulièrement. La clef est de rester concentré sur les usages qui nécessitent des exigences plus strictes en matière de souveraineté et de confidentialité des données. »
Typiquement, OVHcloud, qui a déjà annoncé qu’il comptait s’étendre sur les marchés asiatiques et australien, moins trustés par les compagnies américaines, pourrait également se faire une place en Europe auprès des administrations.
Depuis plusieurs années, l'État français cherche ainsi à établir un « cloud de confiance », garantissant une transparence sur l’exploitation des données publiques. D’importants appels d’offre, soumis à une réglementation intransigeante et en constante évolution, appelée « SecNumCloud ».
Une dangereuse dépendance aux entreprises étrangères
Ce « cloud de confiance » serait ainsi une manière de refuser l’ingérence américaine dans la gestion des données publiques européennes, après l’invalidation en 2020 du « Privacy Shield », un accord entre l’Union européenne et les États-Unis, déclaré par la Cour de justice de l’Union (CJUE) comme offrant une protection inadéquate.
Les entreprises américaines sont en effet soumises au Cloud Act, une loi fédérale permettant aux instances de Justice américaines de scruter les données des fournisseurs situés aux États-Unis.
OVH fait par exemple partie des nombreuses entreprises européennes à s’investir dans l’initiative Gaia-X, un projet de cloud européen basé sur le respect des normes du RGPD. Emmanuel Macron a toutefois reconnu, le 12 octobre 2021, lors de la présentation du plan « France 2030 » qu'il n'était raisonnable d'envisager « un cloud souverain dans cinq ans […] parce qu’on a pris beaucoup de retard ».
Tristan Labaume reste également circonspect, notamment au vu des tentatives des hyperscalers américains de s’allier sous licence avec des providers européens pour répondre aux appels d’offre, mais salue les prémices du programme : « Avoir un cloud souverain, réellement sous contrôle français et pas dans un contexte administratif qui permettent aux Gafam de cocher la case "cloud de confiance", c’est franchement une nécessité. »
Et une carte à jouer pour les « champions » français du cloud. Mais rapidement : les GAFA tentent d'ores et déjà de s'immiscer dans la compétition pour le cloud de confiance. Google a annoncé en octobre avoir signé avec le français Thalès un partenariat pour développer un cloud à destination, entre autres, des institutions publiques, quelques mois après qu'Orange et Capgemini ont fait part de leur projet de s'allier avec Microsoft. Cloud « de confiance » ne signifie pas cloud souverain...