Le 6 septembre, les fondateurs d’Ubisoft, les frères Guillemot, annonçaient avoir trouvé un accord avec Tencent, le mastodonte chinois. Non seulement le géant va réinjecter près de 300 millions d’euros dans leur holding, qui détient désormais 19,8 % du capital et 24,9 % des droits de vote d’Ubisoft. Mais le nouveau partenaire stratégique ne pourra détenir (seul) plus de 9,99 % d’Ubisoft pendant huit ans. De quoi sécuriser, pendant un temps, l’emprise des Guillemot sur leur société.
Cinq frères bretons
Car Ubisoft est d’abord une histoire de famille, et de fratrie. « Créez votre activité, mais faites-le ensemble, et à parts égales », avait martelé la mère des frères Guillemot en 1984, lorsque Claude, Michel, Yves, Gérard et Christian décident de mettre de côté l’activité de ventes de machines agricole familiale, en difficulté, pour se lancer dans la revente de matériel informatique, puis de jeux vidéo.
Les cinq Bretons commencent à distribuer les jeux des autres avant de s’attaquer, deux ans plus tard, à la création. Dans un château en Bretagne, ils réunissent pendant plusieurs mois des développeurs, avant de se relocaliser à Paris, la bâtisse étant trop cher à chauffer. Parmi eux, Michel Ancel, celui qui sera à l’origine des plus grands succès du groupe comme Les Lapins Crétins, Beyond Good and Evil et surtout Rayman
En 1995, ce jeu dans lequel évolue un petit blondinet sans cou, ni bras ni jambes les propulse dans la cour des grands. En partie parce qu’Yves, qui a pris la tête de la société en 1988, décide de le commercialiser sur une toute nouvelle machine, la PSX. « Sur une plateforme mature, les joueurs sont déjà habitués à des univers. Ils essaieront votre jeu, mais seulement sur 20 % de leur temps. Avec une nouvelle plateforme, c’est 100 % de leur temps », explique-t-il lors d’une interview à IGN, en 2019.
Convoitises
Fort de cette stratégie, Ubisoft entre en Bourse en 1996 et s’étend à l’international, notamment grâce à de nombreux rachats de studios. L’acquisition de Red Storm, en Californie, en 2000, lui permet de mettre la main sur la franchise de Tom Clancy – une véritable poule aux œufs d’or – et d’accéder au marché américain.
Le regard de l’expert : un acteur de taille moyenne, des ambitions démesurées
L’objectif de transformer Assassin’s Creed, Far Cry et Rainbow Six en « franchises média iconiques » et de devenir « un acteur majeur de la pop culture », a été formulé par Sandrine Caloiaro, directrice du portfolio, en conférence de presse. Est-ce démesuré ? « Aujourd’hui, vous avez des gens qui n’ont jamais joué à des jeux vidéo et qui sont capables d’identifier Mario ou Sonic. Ce n’est pas encore le cas des personnages d’Ubisoft, explique Julien Pillot, économiste. Or, si vous voulez intégrer la pop culture, il faut pouvoir investir massivement tous les écrans. Il faut une puissance de frappe d’un géant, avec une très grosse production au cinéma, des produits dérivés, des livres, un univers étendu. Ubisoft, qui reste un acteur de taille moyenne face à des mastodontes, n’est pas encore suffisamment gros pour avoir un impact culturel énormissime. Un acteur de taille moyenne ne peut tout simplement pas avoir des ambitions démesurées ».
La société qui cumule les activités de conception d’un studio et de valorisation de jeux d’un éditeur connaît de très grands succès commerciaux, comme Far Cry, Watch Dogs et Just Dance. Assassin’s Creed, sa franchise phare, s’est vendue à plus de 155 millions d’exemplaires depuis ses débuts en 2007, et fait partie des rares marques du jeu vidéo à faire l’objet d’un film, en 2016.
Cette ascension finit par attirer les convoitises. Electronic Arts (EA), un de ses concurrents, est le premier à tenter de racheter l’entreprise en 2004, avant de jeter l’éponge, en 2010. Même ambition pour Vivendi, en 2015, qui s’approchera tout près du but, avant de renoncer.
La colère des gamers
La montée en puissance s’accompagne aussi de quelques couacs. « Bravo Ubisoft, vous êtes désormais aussi détestés que EA », titre Forbes en 2014 après l’introduction très critiquée des micro-transactions, des achats réalisés par les joueurs à l’intérieur même du jeu. Mais les problèmes commencent réellement à apparaître ces dernières années.
Du fait du Covid-19, la société est d’abord contrainte de lancer moins de jeux. Ceux qui finissent sur le marché ne rencontrent pas le succès escompté, hormis Assassin’s Creed Valhalla, en 2020. Or, le groupe a besoin de hits pour renflouer ses caisses, car les superproductions que sont les jeux vidéo nécessitent des investissements colossaux et des mois, voire des années de travail de la part de ses 21 000 employés. Au cours de l’année écoulée, son bénéfice net chute de 14 %. Yves Guillemot en prend acte, en décidant de réduire sa rémunération annuelle d’un tiers.

Source : Ubisoft.
Deuxième problème, Ubisoft est contrainte de suspendre des projets. Sa tentative de créer des « battles royales » – un genre particulièrement populaire – avec Hyper Scape ne dure que 18 mois. Son pari d’introduire des NFT dans Ghost Recon Breakpoint provoque, en décembre 2021, l’ire des gamers. Des jeux qui auraient dû sortir en 2019 n’ont toujours pas quitté les limbes du développement, à l’image de Beyond Good and Evil 2, dont le lancement ne cesse d’être repoussé depuis près de cinq ans.
Offensive mobile
Mais c’est surtout un scandale de harcèlement sexuel et moral, en 2020, qui va venir entacher la réputation de la société. Il entraîne de nombreux départs, y compris au sommet de l’entreprise. « Tout ça mis bout à bout, ça a créé de l’incertitude, et les marchés n’aiment pas », résume l’enseignant-chercheur en économie Julien Pillot. De 107 euros en 2018, l’action chute à 52 euros en janvier 2022 puis à 28 euros, début octobre.
Le groupe vient d’annoncer un changement de directeur de la création et compte plus que jamais sur ses trois franchises phares, Assassin’s Creed, Far Cry et Rainbow Six, pour se sortir de cette mauvaise passe, en les transformant en « univers » déclinés sur tous les écrans et dans toutes les formes. Il prévoit de tripler d’ici 2027 les revenus générés par ce trio de marques et de se positionner davantage sur le mobile. Ce support ne représente que 12 % des recettes du groupe, contre 52 % des revenus mondiaux du secteur des jeux vidéo.