Economie
Métavers, NFT, jeux vidéo : l’explosion numérique de l’expérience artistique
Sélection abonnésDes festivals à l’intérieur de Fortnite, des peintures de maîtres sur la blockchain… La culture se métamorphose et ses acteurs traditionnels construisent des ponts vers le nouveau monde. En espérant que l’hybridation du physique par le virtuel va produire de la richesse économique.
Elsa Ferreira
© DR
Avril 2022, dans le désert de Californie. Comme chaque année depuis 1999, des festivaliers du monde entier se retrouvent pour l’un des rendez-vous les plus cool de l’industrie musicale: le Festival Coachella. Pour les organisateurs et pour Indio, la ville de 76 000 habitants qui l’accueille, il y a plusieurs millions de dollars de recettes à la clé : 114, estimait en 2017 le magazine Billboard. Une affaire florissante.
Avril 2022, sur internet. Pour ceux qui n’ont pas pu se joindre aux 250 000 festivaliers, voici « Coachellaverse », une version virtuelle organisée dans Fortnite, le jeu vidéo en ligne aux 350 millions d’utilisateurs actifs mensuels. Les joueurs peuvent écouter les artistes programmés depuis la station radio du jeu et surtout, acheter des skins – des tenues pour personnaliser leur avatar dans le jeu.
Éco-mots
Métavers
Mot ambivalent, il tend à désigner les univers virtuels, immersifs et persistants – lorsqu’on le quitte, il continue à évoluer sans nous. Pour parachever la vision du métavers, il faudrait l’interopérabilité entre les plateformes, soit la possibilité de promener son avatar et ses gadgets d’une plateforme à une autre.
20 millions pour 9 minutes de show
En plus de ces goodies virtuels, Coachella met en vente des NFT, des actifs digitaux uniques et certifiés. Certains sont gratuits et compris dans le billet d’accès au festival. D’autres, vendus aux enchères à partir de 10 dollars, permettent d’acheter des images et des ambiances sonores numériques du festival, en plus d’une version physique de la photo.
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Enfin, les plus rares – et les plus chers – donnent accès à l’une des 10 « clés » de Coachella : un pass à vie pour le festival, des expériences physiques et virtuelles inédites (comme un repas gastronomique sur le site du festival) et la promesse de futures offrandes. La plus chère d’entre elles est partie aux enchères pour 270 000 dollars.
On ne sait pas combien de personnes se sont rendues au « Coachellaverse » ni combien de recettes supplémentaires ces goodies virtuels ont rapporté aux organisateurs (à elles seules, les clés ont rapporté 1 474 000 dollars (le festival n’a pas répondu à nos demandes d’interview). Mais on sait que les opportunités sont grandes.
En 2020, le rappeur et businessman Travis Scott – ou plutôt son gigantesque avatar – a donné un concert sur Fortnite : neuf minutes de show devant 12 millions de spectateurs qui lui ont rapporté 20 millions de dollars, notamment en achat de merchandising. En comparaison, les 32 dates des trois premiers mois de sa tournée de 2019 lui ont rapporté « seulement » 34,3 millions de dollars.
Le format de ces concerts virtuels fait des émules : en 2020, Fortnite a accueilli l’artiste reggaeton J. Balvin pour un concert en streaming intégré et a lancé une capsule à son effigie. La même année, le jeu Roblox invitait l’avatar du rappeur Lil Nas X.
L’industrie pérennise le format : toujours en 2020, Fornite a lancé le mode « Party Royale », où l’on danse et joue avec son voisin plutôt que de lui tirer dessus. Epic Games, son éditeur, a racheté en 2022 la plateforme musicale Bandcamp.
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Le concert comme extension du jeu
Les cultures physiques et virtuelles deviennent de plus en plus poreuses, confirme Julien Pillot, enseignant-chercheur à l’Inseec, spécialiste en innovation et numérique. « Avant même de parler de métavers, on peut observer de plus en plus de jeux vidéo s’inspirer du cinéma, et vice versa », dit-il.
Il cite Uncharted (2022) et Sonic (2020), tous deux adaptés de jeux vidéo, mais aussi l’épisode de Black Mirror : Bandersnatch (2018), totalement interactif.
Avec les concerts virtuels, « la culture fait une incursion dans le jeu vidéo », décrypte-t-il. Ces expériences ne relèvent pourtant pas, selon lui, du métavers. « Il s’agit davantage de cross-média : l’expérience s’adresse à des joueurs. Le concert n’est qu’une extension du jeu, pas l’inverse. »
Les événements culturels virtuels adoptent ainsi le modèle économique dominant de leur support : le « freemium ». L’accès au jeu est gratuit et les acteurs se rémunèrent sur des micro-transactions, comme les skins et autres expériences joueurs.
Si la culture physique peut servir le virtuel, le contraire est-il vrai ? Patrick Labbé, cofondateur du Phoque OFF, au Canada, s’y est essayé. En 2022, poussé par deux années de crise sanitaire, il a lancé une version virtuelle de son festival musical.
Son monde immersif est différent : chaque participant doit allumer sa caméra et son micro avant d’entrer et les avatars sont surmontés d’une vignette où le spectateur apparaît en temps réel.
Le son est spatialisé : plus vous vous dirigez vers la scène, plus la musique est forte. En vous approchant d’un groupe de personnes, vous entendez leurs conversations. Pour y accéder, il faut acheter un billet – 10 dollars les trois jours. « On veut du réel, même si c’est dans le virtuel. Voir des gens en avatars qui font semblant de danser, je trouve que ça ne sert à rien. C’est de l’ordre du jeu vidéo plutôt que du culturel et du social », estime-t-il.
Luxe réel et mode virtuelle
Les mondes virtuels sont souvent vierges et les explorateurs ont parfois besoin d’un guide. Lors de la première Fashion Week du métavers, qui s’est tenue en mars 2022 sur la plateforme Decentraland, on voyait des couples formés par une marque traditionnelle et une marque virtuelle.
Dolce & Gabbana se marie à UNXD, une plateforme spécialisée dans la conception et la vente de NFT de luxe, pour créer une série de NFT et un défilé virtuel. Puma s’associe à Artisant, une plateforme de vente de NFT de mode virtuelle, pour créer à deux une collection de NFT. Maison Monnier choisit Republiqe (marque de vêtements virtuels à porter pour ses shootings Instagram) pour lancer sa boutique virtuelle.
« Je vois ça comme une forme d’humilité de la part des marques », analyse Neal Robert, fondateur de Brand Experience in the Metaverse (BEM), une agence qui accompagne les enseignes dans les métavers. « Elles reconnaissent ne pas posséder les codes ou les références esthétiques du monde digital mais elles ont la volonté de s’en imprégner. »
Deux marques de sportswear bien connues ont franchi le pas. Adidas s’est associé avec Bored Ape Yacht Club, l’une des plus grandes communautés NFT. « Ça leur permet d’entrée de jeu de connecter avec une communauté, d’être intéressant et crédible. »
Nike, de son côté, a racheté RTFKT, une entreprise qui crée des baskets virtuelles. « L’important ici n’est pas d’avoir le logo Nike, mais de pouvoir créer des “wearables” ( vêtements ou accessoires connectés) natifs pour une communauté. »
Tout expérimentaux qu’ils soient, les univers virtuels portent un potentiel économique considérable. « Le marché est estimé à 600-800 milliards de dollars, dont un tiers en vêtements et expériences avatars », fait savoir Neal Robert.
Reste que ces expériences ne sont « qu’un passage, selon lui. À la fin, on cherche toujours à ramener la cible dans le physique. »
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Art et technologie, un mariage très ancien
« L’art et la technique ont toujours fait bon ménage », rappelle Dominique Moulon, critique d’art spécialiste du numérique.
« Avec l’âge de fer, le burin se durcit et on taille la pierre autrement ; avec la peinture à l’huile on prend davantage son temps en atelier ; avec le tube de couleur, on peint à l’extérieur. La photographie est intéressante : les photographes s’en saisissent, le monde de l’art contemporain aussi et du fait de cette émergence, les peintres se mettent à peindre autrement. L’image et le son ont été bouleversés par le numérique, la pratique de la sculpture par l’usinage et le prototypage rapide de l’impression 3D et certains artistes font œuvre avec ou sur l’intelligence artificielle. Depuis toujours, les pratiques artistiques évoluent au fil des sociétés, de nos pensées et des possibilités. »
Le NFT dans le salon
Le physique et le virtuel avancent en parallèle. Jean-Sébastien Beaucamps, cofondateur et patron de LaCollection, est le partenaire NFT des galeries et musées d’art. Son premier client a été le British Museum : en même temps que s’ouvrait l’exposition physique des œuvres de l’artiste japonais Katsushika Hokusai (et sa célèbre vague), des versions digitales en NFT étaient proposées sur la plateforme.
Dans le monde physique, un magasin éphémère (pop-up store) explique ce partenariat. Dans le monde virtuel, LaCollection offre une exposition prolongée. « Ça nous permet de mettre en avant des œuvres fragiles et difficiles à exposer. » Jean-Sébastien Beaucamps tend des passerelles : ses NFT permettent l’achat d’une œuvre digitale, mais pas seulement.
Invitation à des événements comme la Frieze Art Fair, dîner au British Museum, accès à des contenus spécifiques comme des webinaires avec des artistes et curateurs, cadeaux comme cet écran haute qualité pour afficher ses NFT dans son salon…
« Nos collectionneurs et nos membres ont le sentiment d’appartenir à un club », suggère-t-il. « Tout l’intérêt du métavers réside dans la communauté, acquiesce Patrick Labbé. La couche réelle est plus intéressante que la couche virtuelle. »
En France, beaucoup de talent, pas assez d’argent
Sorare (sport et crypto), The Sandbox (univers virtuel), Ledger (portefeuille crypto)... L’écosystème français du web3 se porte bien. Le YouTube du métavers sera-t-il français ? C’est ce qu’espère Louis Cacciuttolo, fondateur de VRrOOm, un service de vidéo et de création de contenus immersifs pour le métavers.
Après avoir levé 1,5 million d’euros en mai dernier, il espère récolter à nouveaux 20 millions d’euros. « Pour l’instant, on cherche des investisseurs français. Pour nous, c’est un enjeu de souveraineté, de diversité culturelle. »
Une tâche noble, mais loin d’être aisée. « La France est très active sur le web3 mais elle n’a pas les moyens, regrette-t-il. Les fonds d’investissements sont beaucoup plus conservateurs qu’aux États-Unis et les talents français se font racheter. »
Une position que partage Jean-Sébastien Beaucamps, cofondateur de la plateforme de NFT d’art LaCollection. « D’un point de vue technique, on est la deuxième nation la plus avancée après les États-Unis », affirme-t-il.
Entre luxe, art et technologie, il a su attirer dans son capital des leaders mondiaux de ces segments : la famille Arnaud et son fonds d’investissement Aglaé, la famille Houzé avec Lafayette Anticipations, Frédéric Jousset, plus gros investisseur du milieu de la culture avec ArtNova, mais aussi les fondateurs des plateformes de web3 françaises Ledger, The Sandbox et Sorare.
Il reconnaît que le niveau d’investissement est plus faible que de l’autre côté de l’Atlantique. « Le fonds de capital-risque a16z vient d’annoncer un fonds de 4,5 milliards de dollars uniquement pour le web3. On en est très loin en France. »
Julien Pillot, enseignant-chercheur spécialiste de l’innovation, reste « serein. Nous avons un tropisme de dernier maillon de la chaîne de valeur. Nous voyons les services américains, les produits chinois. Mais la French Tech va très bien. Le Facebook du web3 ne sera peut-être pas français, mais il aura besoin de technologies, de ressources et de compétences françaises pour fonctionner. »
Et si tout cela n’importait pas ? « Le métavers devrait être international et le concept d’un métavers français ou européen ne me parle pas », nous oppose (en anglais) le Français Sébastien Borget, cofondateur de The Sandbox, l’un des univers virtuels du métavers les plus populaires. Son entreprise a été rachetée, en 2018, par le Hongkongais Animoca Brands, pour 4,9 millions de dollars.
Éco-mots
Web3
Successeur désigné du web 2.0, le web3 s’appuie sur la blockchain et promet de décentraliser les interactions. Les géants du web ne concentrent plus les richesses : chacun peut posséder et monétiser sa participation, notamment via les NFT. Certains observateurs critiquent cette vision, qui favorise une « financiarisation de tout ».
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