L'essentiel
- Les professionnels de l'art ont été pris de vertige devant les progrès des IA génératrices d'images.
- Les barrières à l'entrée de la création d'images ont été considérablement abaissées.
- Si les menaces sur l'emploi sont réelles, ces nouveaux outils vont aussi permettre des gains de productivité considérables.
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« Bluffé », « étourdie », « obsédée », « Terrorisé »… Qu’ils soient créateurs de jeux vidéo, illustrateurs, graphistes ou directeurs artistiques, les progrès des intelligences artificielles génératrices d’images comme Dall-E ou Midjourney ont embarqué les professionnels de l’art dans un rollercoaster émotionnel ces dernières semaines.
La raison est simple : tout un chacun, même sans connaissance artistique ou numérique préalable, peut maintenant "créer" des images numériques plus vraies que natures, "simplement" en tapant du texte dans un moteur de recherche, ce que les professionnels appellent un prompt.
Les barrières à l’entrée de la création d’images ont tout simplement explosé en vol : plus besoin de savoir dessiner ou coder pour créer des illustrations numériques. « Jusqu’ici, générer de telles images était réservé à des gens qui avaient une certaine dextérité en informatique. Ce n’est plus le cas », analyse Albertine Meunier, artiste spécialisée dans la création d’œuvres numériques.
En quelques tests rapides, des images générées gratuitement par Dall-E d'un chow-chow qui joue dans la neige, d'une illustration abstraite de l'inflation dans les grandes surfaces, d'une rue bondée (mais inexistante) de Paris au XIXe siècle et d'un Pikachu dans le style de Van Gogh.
Peurs sur l’emploi
Mais si n’importe qui peut maintenant générer des images en quelques secondes à partir d’une simple phrase, que deviennent les illustrateurs, graphistes et autres artistes ?
Sont-ils tous condamnés à la disparition face au progrès technique, comme avant eux les cochers et leurs chevaux face à l’avènement des automobiles sur les chaussées des villes ? Sont-ils destinés à rejoindre la liste des victimes de la destruction créatrice ?
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Pour Scendre, Youtubeuse et formatrice en dessin, ces questions ont carrément tourné à l’obsession. Elle a raconté en vidéo sa peur d’être obsolète face aux progrès de l’IA : « J’ai consommé des milliers d’images pour me convaincre que j’étais capable de faire la différence entre une image créée par un humain et celle créée par une IA. J’ai dû me rendre à l’évidence : moi, la directrice artistique, j’en suis incapable. »
Scebdre n’est pas la seule à être prise de vertige. Joseph Falzon, illustrateur de bande dessinée, est "scotché" par l'IA. « C’est hyper bluffant parce que ça prend une minute de créer. On demande "crée-moi, Mickey avec le style de Rubens" et PAF, en une minute, il y a quatre propositions où l’on retrouve des éléments caractéristiques de ses tableaux (habits, vêtements) et Mickey bien sûr, que l’on reconnaît sans peine. » Il a pris le parti de raconter son état de choc dans une série de vignettes sur les réseaux sociaux.
« Nous sommes comme des lapins pris dans les phares d’une voiture, en train de prendre peur, confie l’illustrateur. Si cela continue de se démocratiser, beaucoup d’artistes vont perdre du boulot. Par exemple, je fais beaucoup d’illustrations pour des cabinets d’architectes. Je crains, si l’IA se développe encore un peu, de perdre ce type de commande. Je mets une semaine pour faire cinq images, une IA met trois minutes… »
La menace est réelle pour tous les illustrateurs de presse, où le client veut aller vite. Des magazines comme Cosmopolitan ou CBnews ont d’ailleurs déjà créé des Unes 100 % IA.
« Cela fait plusieurs années que l’on parle du sujet mais je pensais que les artistes seraient épargnés. Qu’il serait impossible de demander à une IA de créer quelque chose à partir de quasiment rien. J’ai eu complètement tort », confie Joseph Falzon, toujours étourdi par ses essais.
Des progrès techniques fulgurants
Car ce qui a aussi surpris la communauté artistique, c’est la rapidité des progrès réalisés par les IA dans les derniers mois de 2022. Encore au début de l’année dernière, les images générées par ordinateur étaient surtout l’objet de railleries sur le web.
Mais ces moqueries ont laissé place à la stupéfaction, malgré des défauts encore très identifiables. « Si sur certaines zones, les IA sont assez abouties, leur gros défaut reste à ce stade la représentation des humains : les mains sont souvent des vraies patates et les yeux manquent encore de réalisme », observe Albertine Meunier.
L’artiste spécialisée dans la création numérique a d’ailleurs créé à partir de Dall-E une série d’œuvres du nom d’HyperChips, où des dames mangent des saucisses frites dans le but de « suivre ces outils et voir comment ils s’améliorent ».

Tous en sont conscients : si l’IA a fait son entrée avec fracas dans le monde de l’art, ce n’est pas pour en ressortir de sitôt, bien au contraire. « C’est irréversible, tranche Albertine Meunier. Cela peut générer de la résistance mais pour un créatif, dire "non, ça ne m’intéresse pas, je ne veux pas en entendre parler", ce n'est pas la meilleure posture. L’IA, il faut plutôt le voir comme un allié, comme un collaborateur. »
Les plus réfractaires risquent d’être les premiers à subir cette innovation. « Ça va être assez violent pour les gens qui ne sont pas prêts au changement et qui avaient déjà du mal à se mettre à jour sur certaines technologies », anticipe Vivien Wack, directeur artistique digital au sein de la Ville de Paris.
Même ceux qui s’estiment à l’abri devraient se méfier. Ces progrès ne vont pas se limiter aux illustrateurs et à la création d’image. La suite logique, c’est la génération automatisée de vidéos, où, déjà, les premières expériences bluffantes font leur apparition. Le média Brut a même lancé son compte Instagram 100 % IA, où des avatars conçus à partir des vrais visages des journalistes racontent l’actualité.
Les comédiens spécialistes du doublage pourraient aussi rapidement se retrouver dans la tempête, tant certaines IA peuvent traduire avec facilité des scènes de films. Éric Zelikman, un doctorant à Stanford spécialisé dans le fonctionnement des algorithmes, s’est aussi amusé à créer un livre pour enfants en utilisant les capacités combinées de Chat GPT pour générer du texte et de Dall-E pour les illustrations.
Vers d’énormes gains de productivité ?
Ces progrès ne signifient pas pour autant la disparition certaine de tous les métiers créatifs. « En fait, c’est un peu comme le 'phénomène du caissier' : la vraie question reste celle des tâches répétitives, estime Vivien Wack. Nous avons dans l'équipe des illustrateurs qui dessinent le même bonhomme toute la journée. Si on automatise cette tâche-là, ce n’est pas dramatique ! Au contraire, on va pouvoir davantage se concentrer sur des aspects plus créatifs et stratégiques. » Il compare ces progrès à l’arrivée de Photoshop, qui a permis aux graphistes de gagner un temps important sur des tâches à faible valeur ajoutée, comme la découpe semi-automatisée des personnages dans les photos.
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Joseph Falzon n’a pas tardé à voir le potentiel de l’IA pour gagner un temps précieux au quotidien, en s’aidant de l’IA les tâches d’illustrations les moins essentielles, comme le dessin de l’arrière-plan. « Si jamais elle devient capable de calquer mon style, je pourrais peut-être ne faire que le personnage et dire à l’IA : "Il est dans son bureau." Et hop, l’intelligence artificielle le dessinera et je n’aurais plus qu’à vérifier le résultat final. Ce serait tout à fait ce que j’aurais pu faire, mais en gagnant du temps. Ou peut-être que je me leurre et qu’elles vont tout simplement me remplacer... »