Cet article est extrait de notre hors-série consacré à l'amour. À retrouver en kiosque.
Quel pire tourment que l’indifférence ? Tenez, ce matin, après une petite heure d’essayages vestimentaires, me voici face à mon miroir, le portable à la main, prêt à appuyer sur la gâchette.
Le bon selfie vient à point à qui sait se contorsionner. Flash, flash, flash, puis direction la retouche photo, je ne suis pas du genre à me contenter des réglages réalisés automatiquement, désormais, par la plupart des téléphones.
Artiste du selfie, je remodèle l’éclairage, la teinte, les contrastes jusqu’à ce que mes chefs-d’œuvre soient prêts. Le temps d’ouvrir mon appli Instagram, de rédiger une petite description, assortie de quelques tags – il faut bien remonter dans l’algorithme… Et voilà ! Mes photos sont en ligne.
Une heure plus tard, je consulte mon appli. Comment ça, 3 likes ? Et l’un d’eux vient de mamie, en plus ! Cette situation m’est insupportable. J’ai la solution. « Acheter likes ». Deux mots-clefs qui, en une petite recherche Google, m’ouvrent un monde : celui de l’économie du like.
3 euros les 100 likes
Aimer, sur les réseaux, c’est un marché. Sur Instagram, Followerspascher propose, pour 1,97 euro, 100 likes à répartir entre différentes publications, et qui peuvent être soit graduels (étalés dans le temps), soit instantanés – et ce sur une période de cinq minutes ; 100 000 likes pour 280 euros. C’est plus cher sur Fastlikes : 2,70 euros les 100 likes. Le choix est difficile.
« 100 % réels et rapides ! », vante Followerspascher, qui promet à ses clients de faire d’eux des influenceurs. Fastlikes, de son côté, joue la carte de la « qualité » de son like. Ceux qu’il vend sont assurés par des « vrais » comptes, et non par des bots – ces algorithmes cachés sous des faux noms qui pullulent sur les réseaux.
Passer de 3 à 100, 200, 1 000 likes sous mon triptyque de selfies de ce matin, c’est alléchant. Ce que le chercheur harvardien Trevor Haynes explique par un petit boost de dopamine – la molécule de la récompense – dont nous gratifie le cerveau dès que nous recevons une notification.
Je suis sur le point de sortir ma carte bleue… lorsqu’un horrible doute m’assaille : cette petite manipulation est-elle légale ?
Google, à nouveau, m’apporte le soulagement. L’encadrement de la pratique est flou. L’acquisition de likes et d’abonnés sont perçues comme des stratégies marketing qui ne sont pas prohibées sur les plateformes tant que sont respectées leurs conditions d’utilisation.
Fléchage pour annonceurs
Voilà 10 euros bien investis. Ma publication décolle. Des centaines, des milliers de likes. Mon portable ne cesse de vibrer. C’est décidé. Puisque c’est si facile, je deviendrai influenceur.
Je rêve déjà de salaires mirobolants versés par les marques avides de capter l’attention de ma « communauté ». Les plateformes récompensent les utilisateurs dont le contenu « fait rester » les autres usagers.
« Les likes permettent d’identifier les personnes capables de produire du contenu qui plaît au public, indique Éric Brousseau, directeur de l’École doctorale à l’université Paris-Dauphine et spécialiste de l’économie numérique. Les réseaux sociaux utilisent ensuite cette information pour pousser des contenus en fonction des likes. »
Par exemple, en affichant des publicités au début d’une vidéo, rémunérant ainsi (faiblement) son auteur.
Quelques semaines plus tard, je déchante. Mes publications suivantes n’ont jamais atteint le niveau de popularité de mon triptyque narcissique.
Sur mon mur, elles peinent à atteindre les 20 likes – contre 2 500 pour mes fameux selfies. Adieu, la vie d’influenceur. Je comprends pourquoi acheter des likes est une pratique tolérée par Twitter, Instagram et consorts. Elle ne change rien à leur algorithme.
Mon profil, même artificiellement gonflé par mes faux "likes", ne les intéresse pas économiquement. « Un like ne vaut pas d’argent en soi, rappelle Éric Brousseau. L’économie des réseaux sociaux est basée sur le profilage marketing. C’est une manière, pour les réseaux sociaux, de valoriser l’information qu’ils ont à leur disposition. »
Injonction à l’émotion
Les algorithmes des réseaux sociaux – qui sont tous différents et plus ou moins secrets – analysent les « likes » de leurs usagers afin de mieux les cibler dans le cadre des campagnes de publicité mises en place par les annonceurs – au point qu’en 2015, une étude des universités de Cambridge et Stanford démontrait que Facebook connaissait un utilisateur ayant « liké » plus de 300 éléments mieux que la propre épouse de cet utilisateur.
Problème : un like a autant de raisons que d’utilisateurs. Il peut être ironique, signe d’approbation, de soutien, ou simplement une manière de signaler que l’on est attentif à une cause.
Ce flou ne plaît guère aux annonceurs – et donc aux réseaux sociaux – qui cherchent à déterminer précisément ce qu’un usager aime ou non. D’où, peut-être, la multiplication de manières toujours plus précises de réagir à un post.
Par exemple, sur Facebook, on peut signifier son amour, son soutien, sa colère, sa tristesse : chaque émotion a son propre émoji. Et les GAFAM investissent massivement dans les technologies de reconnaissance faciale afin d’estimer en temps réel les réactions des internautes.
Une « injonction à l’émotion » , déplore Irène Bastard, sociologue spécialiste de l’impact du numérique sur les pratiques culturelles. « On nous demande de réagir toujours plus rapidement. Cela a pour conséquence de mettre en avant les émotions extrêmes, positives ou négatives. Lorsqu’on est tiède sur un sujet que l’on voit passer sur les réseaux sociaux, on ne prend pas le temps d’écrire pour dire ce que l’on en pense. »
Les chiffres mentent, pas les interactions
Bref : on n’interagit pas. Or ces « interactions » sont bien plus précieuses que le like pour les annonceurs. Les algorithmes des réseaux sociaux récupèrent les données concernant le temps de visionnage d’une vidéo, le nombre de commentaires ou de partages qu’elle suscite… « Si le nombre de faux likes ne se traduit pas en audience réelle, le réseau social le sait, et les annonceurs aussi », assène Éric Brousseau.
Même chose dans la vraie vie. Édouard Fillias est dirigeant de l’agence d’influence et de communication digitale JIN. Il aide des personnalités à entretenir leur réputation numérique, et à capitaliser dessus. « On peut, de plus en plus, monétiser une bonne réputation », explique-t-il. « Elle permet de séduire des actionnaires, d’acquérir plus facilement une autre entreprise, de recruter… »
Il cite l’exemple de Tesla, « qui n’aurait jamais eu autant de succès sans la vigoureuse promotion de son patron Elon Musk sur les réseaux ». Pour jauger de l’état de la réputation numérique d’un des dirigeants d’entreprise qu’il accompagne, Édouard Fillias ne regarde pas seulement la taille de la « communauté ».
« On observe ses membres, la qualité de l’engagement, les interactions. Êtes-vous « suivi » par des hommes politiques influents, des influenceurs, ou bien des journalistes économiques ? » Tout est question de pertinence de la communauté. En revanche « avec les chiffres, on peut toujours tricher ».