Economie

Twitch Leak : loin des sommes mirobolantes, plongée dans le quotidien des streamers 

La fuite de données de la plateforme interactive a montré que la majorité des créateurs ne gagnait presque rien, pendant qu’une poignée d’entre eux raflait la mise. Plongée dans le quotidien de ces petits streamers qui (s)treament coûte que coûte, naviguant à vue dans « l’économie des super stars ».

Stéphanie Bascou
,
Illustration de l'article Twitch Leak : loin des sommes mirobolantes, <span class="highlighted">plongée dans le quotidien des streamers</span> 

© Chaîne Twitch de Joy Sticks

Faire chauffer l’eau. Remplir son mug, et laisser infuser le thé quelques minutes, le temps de choisir la musique avec laquelle le live va commencer. Ce matin, Noémie, streameuse connue sous le pseudo de Joy Sticks sur Twitch, la plateforme de direct interactif rachetée par Amazon en 2014, a pris soin de vérifier que son matériel informatique fonctionnait. « Avec les mises à jour automatique, ça plante souvent. »

La presque trentenaire – elle en parait dix de moins – s’installe face à sa caméra, aussi légère que ses cheveux mi-blonds, mi-violets, percing discret sous les lèvres, lunettes rondes sur le visage, avant de lancer un « Bon après midi, bonjour, nous sommes le lundi 18 octobre et nous sommes en train d’écouter de la musique de merde ». Sur le chat, sa communauté lance des hellos saupoudrés de blagues et d’émojis au son d'« I’m so excited » des Pointer sisters. 

twitcharticle.png

Noémie, alias Joy Sticks, commence un live Harry Potter avec sa communauté

Voilà cinq ans que la jeune femme tient plusieurs fois par semaine des lives. Fan de jeux vidéo, celle qui a été ébéniste puis emballeuse d’oeuvre d’art s’est lancée dans le direct (ou live stream), d’abord pour du gaming, avant de se diversifier en proposant à sa communauté, des spectateurs (viewers) qui se sont abonnés à sa chaîne, de lives de dessins, de cuisine, de maquillage, et même, dernièrement, de patin à roulettes. 

« Vendre mes dessins et me faire connaître »

Pour cinq streams en moyenne de deux à quatre heures, Joy Sticks, suivie par plus de 4 000 personnes,  ne se dégage pas de revenu avec son activité sur la plateforme. « En enlevant la commission et les taxes, j’en suis à 150 euros net par mois. »

Noémie est loin d'être la seule dans ce cas, comme l'a révélé la fuite massive de données qui a touché Twitch le 6 octobre. Parmi les 128 gigabytes partagés par un utilisateur anonyme sur le forum 4Chan figuraient en effet les sommes versées aux streamers entre août 2019 et octobre 2021 par la plateforme. 

D’après AypierreMc, un streamer qui a étudié le leak, sur 9,2 millions de streamers actifs sur Twitch, seuls 5 000 gagnent plus que le Smic français, soit 0,054 %.

« C’est sûr, j’aimerais que ça rapporte plus, estime Joy Sticks qui a aussi un emploi à temps plein dans la grande distribution, mais j’utilise Twitch comme une vitrine pour vendre mes dessins et me faire connaître dans l’animation, l’événementiel et le lancement de jeux vidéo. » 

« Beaucoup de streamers ne viennent pas sur Twitch pour gagner de l’argent, et concrètement, ils n’attendent pas particulièrement un retour monétaire sur leurs contributions, souligne le professeur Thierry Penard, spécialiste de l’économie numérique. Ils l’utilisent pour se faire connaître et faire partie de la communauté. » 

« L’impression de parler tout seul à son ordinateur »

C’est justement ce qui a poussé Enki, alias PapaPoule à se lancer sur le stream il y a un an, en plein confinement. Fan de jeux vidéo, le jeune homme de 26 ans, immense carte du jeu Magic : The Gathering en arrière plan et cheveux attachés dans un chignon serré, confie « Twitch, c’est ma petite radio à moi ».

Le Montpelliérain, passé par des études de sciences et une première reconversion dans l’informatique, part alors de zéro, « sans blog ni audience Instagram » se remémore-t-il en décrivant ses premiers lives « faits à l’arrache, avec des problèmes de son et la connexion qui saute ». 

twitcharticle3.PNG

Enki, alias PapaPoule en train de commenter une partie en live

Malgré trois streams par semaine et une passion communicative pour les jeux vidéos, son constat est sans appel : « C’est très dur de construire une communauté, à moins d’être déjà connu comme le journaliste Samuel Etienne, ou la star de Youtube aussi devenu streamer Squeezie. » Car plus un streamer est suivi, plus il a d’abonnés, et plus il touche de l’argent. En douze mois, le jeune homme n’a touché que 90 euros, confie-t-il en riant.

« Les premiers 50 followers sont faciles à avoir, avec la famille et les amis. Les 50 d’après, c’est autre chose, il faut vraiment aller les chercher », décrit l’ancien informaticien qui aime par-dessus tout animer, et s’estime « au creux de la vague après avoir atteint le chiffre de 115 followers ». 

« C’est très fastidieux, psychologiquement il faut s’accrocher, parce qu’on a vraiment l’impression parfois de parler tout seul à son ordinateur. Quand un an après ton premier direct, tu fais des lives pour une personne ou deux, c’est dur. » 

Pense-t-il un jour vivre de Twitch ? Pas vraiment. « Twitch, c’est "un plan sur la comète", un rêve dans un coin de ma tête. En ce moment, je suis en train de me reconvertir dans le dessin et l’illustration. Twitch reste un hobby. En vivre ne fait pas partie de mes options envisageables », sourit le passionné. 

« N’abandonnez pas votre boulot pour vous lancer sur Twitch »

« Je n’arrête pas de dire à tous ceux qui veulent se lancer exclusivement sur Twitch : n’abandonnez pas votre boulot. C’est une très grosse erreur, c’est long, et la longévité n’est même pas gage de réussite », martèle Laurent alias Moustaki, youtubeur de 33 ans qui s’est fait connaître en dénonçant les tricheurs sur le jeu de tir Call of Duty. 

Ce responsable de magasin streame depuis février sur Twitch, toujours après 22 h, le temps de partager quelques heures avec sa copine et ses deux filles. À raison de 20 heures par semaine, 80 heures dans le mois, le trentenaire à la moustache travaillée touche 500 euros par mois environ – un complément de revenu qu’il est ravi de recevoir mais sur lequel il ne compte pas. 

En Chiffres

0,054 %

Part des streamers français (5 000) qui gagnent plus que le Smic français.

« Sur Twitch, quand tu commences, tu ne gagnes rien. Pour pouvoir avoir le statut d’affilié comme moi, il faut que tu aies au moins 50 followers, que tu fasses un certain nombre d’heures de direct, et que tu aies 3 spectateurs en moyenne, détaille-t-il. À partir de là, les gens peuvent s’abonner à ta chaîne et faire des dons, sur lesquels tu touches 50 % – le reste est pour Twitch. »

Le stade d’après, être partenaire, est un Graal quasi inatteignable pour la majorité des 9,2 millions de streamers actifs de la plateforme. Seuls 51 000 d’entre eux (soit 0,55 %) ont réussi à remplir ces conditions : « il faut streamer au total 25 heures sur 30 jours, avoir 75 viewers en moyenne, pendant trois mois. Et là quand tu y es, tu as 70 % de la rémunération qui est pour toi, et 30 % pour Twitch. » 

Ces commissions imposées par Twitch qui reste la plateforme de direct de référence en Europe et en Amérique, commencent à être critiquées par certains streamers, en particulier depuis la fuite du 6 octobre. 

L’idée de communauté horizontale mise à mal

« Pour toutes les plateformes numériques comme Youtube, Apple Store ou Twitch, la question qui se pose est la même », analyse l’économiste du numérique Thierry Penard : comment ces plateformes créent de la valeur, et ensuite comment elles la partagent avec l’ensemble des acteurs qui ont contribué à cette valeur.

Avec Twitch, « la valeur vient de la plateforme elle-même » qui permet de faire du direct et qui propose des fonctionnalités, « et des streamers à travers leurs chaînes », qui offrent du contenu. « On est sur un partage de la valeur quasiment moitié/moitié entre les streamers et la plateforme. » 

Or, souligne le doyen de l’université des sciences économiques de Rennes, « toute l’ambiguïté de Twitch est qu’avant son rachat par Amazon en 2014, c’était une plateforme indépendante qui s’est vraiment construite autour de l’idée de communauté et d’horizontalité ». Entre membres de cette communauté, « le partage à part égale n’apparaissait pas comme quelque chose, en tout cas au début, de complètement injuste ». 

Depuis la fuite des données, l’idée de communauté horizontale a été mise à mal. « On s’est rendu compte qu’il y avait des streamers qui gagnaient énormément d’argent, en sachant que les chiffres qui ont fuité ne concernent que la partie abonnement versée aux streamers. Il faut y ajouter les contrats publicitaires, de partenariats, qui peuvent permettre à un streamer de faire la promotion de telle ou telle marque », souligne l’économiste. 

Une économie des super stars

« Après le piratage, il y a eu un mouvement de haine envers les riches, c’est-à-dire ceux qui avaient reçu des sommes importantes de la part de Twitch », a constaté Moutakii sur les réseaux sociaux, une haine qu’il a lui-même notée lors d’un live de LockLear, un streamer qui fait partie des deux Français à avoir touché plus de un million de dollars selon les données qui ont fuité. 

« Les gens ont été choqués par l’exceptionnel que constituent ces gros salaires. Mais c’est exactement comme dans le foot :  combien y-a-t-il de footballeurs millionnaires parmi l’ensemble des footballeurs ? », s’interroge le vidéaste. 

Éco-mots

Biais du survivant

Forme de biais de sélection consistant à surévaluer les chances de succès d'une initiative en concentrant l'attention sur les sujets ayant réussi mais qui sont des exceptions statistiques (des « survivants ») plutôt que des cas représentatifs.

Ce qu’il faut retenir, s’indigne-t-il, « c’est surtout qu’il y a une majorité de streamers qui gagnent moins que le Smic. Et qu’avant de devenir célèbres, ces streamers ont vécu avec 500 ou 600 euros par mois, avec certainement des difficultés pour remplir le frigo. Il faut arrêter de voir seulement le résultat ». 

« Ce qui vient changer la donne sur Twitch, c’est l’économie des super stars, analyse Thierry Penard. Il y a une poignée de streamers qui, grâce aux effets de réseaux, est en capacité d’avoir des audiences et un nombre d’abonnés extrêmement élevés. Plus vous avez d’abonnés, plus cela attire de nouveaux abonnés qui ont envie d’aller là où ça se passe, où il y a du monde, des interactions intéressantes. Et probablement aussi, plus un streamer a d’abonnés, plus il disposera de moyens pour améliorer la qualité de ses diffusions »

Éco-mots

Effet de réseau

Phénomène par lequel l'utilité réelle d'un produit ou d'un service dépend de la quantité de ses utilisateurs. Tous les réseaux sociaux reposent sur l'effet de réseau. Exemple : c'est le fait que ses proches soient sur Instagram qui crée de la valeur dans le fait d'y passer du temps.

D’autant que les streamers à succès sont mis en avant par la plateforme, qui propose une liste de suggestions de chaînes sur sa page principale, ces dernières déjà populaires recevant d’autant plus de bande passante du fait de ce positionnement. 

En attendant qu’un jour ils fassent peut être partie de ces super stars, Joy Stick, Papa Poule et Moustaki ont prévu tous trois de streamer cette semaine, pour s’amuser, pour retrouver leur communauté, et même parfois pour se dépasser, infiniment reconnaissants envers ces « gens qui te regardent et te soutiennent financièrement juste parce que tu es là et qu’ils aiment ce que tu fais. C’est une vraie chance ».

  1. Accueil
  2. Futur et Tech
  3. Numérique
  4. Twitch Leak : loin des sommes mirobolantes, plongée dans le quotidien des streamers