Economie
1982-2022 : le scénario d’une crise des émergents peut-il se répéter ?
Sélection abonnésAu début des années 1980, le relèvement brutal du taux directeur de la Fed précipitait un défaut de paiement du Mexique, point de départ d’une décennie de croissance économique perdue pour l’Amérique du Sud. Quarante ans plus tard, une telle crise peut-elle se reproduire ?
Erwan Pastol
© /The New York Times/REA
Une inflation galopante qui saigne le pouvoir d’achat des ménages. Un banquier central américain persuadé que seule une augmentation drastique du loyer de l’argent permettra de stopper l’hémorragie.
En apparence, les données de base sont les mêmes, seuls les noms ont changé. Au début des années 1980, c’est Paul Volcker qui tenait la barre de la Fed. Le relèvement du taux directeur américain est aujourd’hui piloté par Jerome Powell. Le parallèle entre 1982, l’année où le Mexique fit défaut sur sa dette, et 2022 semble d’autant plus évident que le même processus est à l’oeuvre.
À lire aussi > [Fiches] Jerome Powell, la Fed face au retour de l'inflation & Paul Volcker, et la lutte à tout prix contre l'inflation
Aujourd’hui comme il y a quarante ans, les capitaux refluent des émergents vers les pays développés, privant d’oxygène ces économies qui ne demandent qu’à croître. C’est une conséquence logique de ce que les économistes nomment l’intégration financière internationale caractérisée par la circulation relativement fluide des capitaux d’un pays à un autre.
Une inflation galopante qui saigne le pouvoir d’achat des ménages. Un banquier central américain persuadé que seule une augmentation drastique du loyer de l’argent permettra de stopper l’hémorragie.
En apparence, les données de base sont les mêmes, seuls les noms ont changé. Au début des années 1980, c’est Paul Volcker qui tenait la barre de la Fed. Le relèvement du taux directeur américain est aujourd’hui piloté par Jerome Powell. Le parallèle entre 1982, l’année où le Mexique fit défaut sur sa dette, et 2022 semble d’autant plus évident que le même processus est à l’oeuvre.
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Aujourd’hui comme il y a quarante ans, les capitaux refluent des émergents vers les pays développés, privant d’oxygène ces économies qui ne demandent qu’à croître. C’est une conséquence logique de ce que les économistes nomment l’intégration financière internationale caractérisée par la circulation relativement fluide des capitaux d’un pays à un autre.
Depuis les années 1970, les émergents ont fait l’expérience des avantages et des inconvénients de cette intégration. La circulation des capitaux a permis de mettre en relation leurs économies à besoin de financement avec les économies à capacité de financement des pays développés, les investissements des premières étant financés par l’épargne des secondes.
Mais les fonds se placent toujours là où ils sont les mieux rémunérés. Dès lors, les mouvements de capitaux possèdent un caractère procyclique particulièrement déstabilisant pour les économies dites « intermédiaires ».
Éco-mots
Procyclique/contracyclique
On dit d’un processus macroéconomique ou d’une mesure de politique économique qu’elle est procyclique si elle va dans le sens du cycle économique, en d’autres termes si elle est récessive en période de récession ou si elle stimule la croissance alors que celle-ci est déjà très forte. La théorie keynésienne montre à l’inverse que, bien calibrée, une politique budgétaire consistant à augmenter la dépense publique en période de repli de la croissance voire de récession est censée produire un effet contracyclique, en l’occurrence relancer l’économie.
Concrètement, quand les émergents sont en forte croissance, les capitaux internationaux y affluent car les rendements y sont plus élevés que ceux offerts dans les économies développées. À l’inverse, quand les perspectives macroéconomiques des émergents deviennent plus incertaines voire s’assombrissent franchement, les fonds refluent.
Dans ce jeu de va-et-vient vers la rentabilité maximale, le taux directeur américain est un juge de paix. Son fort relèvement entre 1979 et 1981 a été dévastateur pour certaines économies d’Amérique latine, entraînant une « década perdida » de croissance (décennie perdue).
Or l'augmentation du taux directeur américain est proportionnellement encore plus forte aujourd’hui. Volcker l’avait doublé entre 1979 et 1981, le loyer de l’argent pratiqué par la Fed passant d’environ 10% à 20% sur la période. Powell, lui, a multiplié ce taux non pas par deux mais par un facteur de huit à seize, sa cible passant de 0,25-0,5% en février 2022 à 3,75-4% aujourd’hui.
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Pourtant, la majorité des analystes s’accordent pour estimer que le risque d’une entrée massive des émergents en récession est bien plus faible aujourd’hui qu’il y a quarante ans. Car la situation macroéconomique actuelle se distingue de celle du début des années 1980 sur plusieurs points.
Au jeu des différences entre 1982 et 2022, Pour l’Éco en a identifié cinq.
Différence n°1 : le relèvement actuel du taux directeur américain est très progressif
Tout juste nommé par Ronald Reagan à la tête de la Fed en 1979, Paul Volcker augmente brutalement le taux directeur. Jerome Powell, lui, a veillé à ce que son changement de politique monétaire ne prenne personne de cours. Il a ainsi annoncé dès novembre 2021 un premier relèvement du taux directeur de la Fed programmé… à la mi-mars 2022 !
Il se conforme en cela à la doctrine de la forward guidance suivie à la lettre par les banquiers centraux depuis la crise des dettes souveraines en zone euro.
Éco-mots
Forward guidance (ou guidage prospectif)
Doctrine de politique monétaire selon laquelle une banque centrale atteint d’autant plus facilement ses objectifs (généralement le ciblage d’un certain niveau d’inflation) qu’elle les annonce longtemps à l’avance et se montre transparente quant aux moyens qu’elle compte mettre en œuvre pour les atteindre. En livrant à l’avance une information claire, elle influence directement les anticipations de taux d’intérêts des agents économiques. Dans les faits, si une banque centrale annonce plusieurs mois à l’avance qu’elle va augmenter son taux directeur, les banques commerciales vont rapidement renchérir leurs propres taux d’intérêt, ce qui va diminuer la consommation et l’investissement et participer au freinage de l’inflation. Soit précisément l’objectif que visait la banque centrale concernée.
Et puis Jerome Powell a procédé par relèvements successifs du taux de 25, 50, parfois 75 points de base (soit 0,25, 0,5 ou 0,75 points de pourcentage) en jugeant des effets de chaque augmentation.
Cette approche prudente combinée aux leçons tirées des crises du passé a permis aux banquiers centraux des pays émergents d’anticiper la hausse du taux directeur américain et ses effets sur leurs économies.
Certains ont par exemple pris des mesures visant à limiter la sortie de capitaux, d’autres ont relevé par anticipation leur propre taux directeur. Bref, les émergents semblent en 2022 davantage prêts à parer aux effets récessifs du relèvement du taux de la Fed qu’ils ne l’étaient en 1982.
Différence n°2 : le risque de survenue d’une crise de change est beaucoup plus faible aujourd’hui
La fuite des capitaux sous l’effet du relèvement du taux directeur américain produit plusieurs effets. L’un d’entre eux est la dépréciation des devises émergentes. Très demandées quand le débit du flot de fonds Nord-Sud est fort, elles sont bradées dès qu’il se tarit. Pour défendre la valeur de leurs monnaies sur le marché des changes, les banques centrales des pays concernés sont alors contraintes de céder de larges parts de leurs précieuses réserves de change. Sans toujours parvenir à éviter de drastiques dévaluations.
C’est ce qui est arrivé au Mexique au début des années 1980 mais également à différents pays d’Asie du Sud-Est (Thaïlande, Malaisie, Indonésie et Philippines notamment) en 1997. Or si le risque d’une crise de change ponctuelle n’est pas nul, il est beaucoup plus faible car les monnaies des pays émergents sont aujourd'hui beaucoup plus fortes qu’elles ne l’étaient.
La domination du dollar sur le système monétaire international demeure écrasante mais le billet vert ne constitue plus la monnaie de transaction incontournable qu’elle était encore dans les années 1980 en Amérique latine et ailleurs. La dépendance au dollar des émergents est moindre et c’est ce qui les préserve aujourd’hui du risque d’une crise de change.
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Différence n°3 : les crises actuelles sont isolées alors que celle des années 1980 était régionale
Bien sûr, le contexte actuel porte en lui les germes d’une déstabilisation des économies les plus fragiles. Ces deux dernières années, le Ghana, le Tchad, l’Éthiopie et l’Équateur ont entamé des négociations pour restructurer leurs dettes, le Sri Lanka, la Zambie et le Liban ont d’ores et déjà fait défaut.
Ces crises locales ne sont pas à négliger. Mais elles trouvent leurs origines dans des failles domestiques, souvent politiques, et non pas systémiques. C’est la grande différence avec la crise du Mexique de 1982, lequel a entraîné dans sa chute la plupart des pays d’Amérique latine par effet domino. La crise de 1997 en Asie du Sud-Est, initialement partie de la seule Thaïlande, était également liée à la forte interdépendance entre partenaires commerciaux de cette zone. Aujourd’hui, la somme de crises isolées que nous observons ne préfigure pas une crise systémique, et il faut s’en réjouir.
Différence n°4 : un reflux de la hot money est constaté, pas (encore) une fuite généralisée des capitaux
En 1982, le Mexique a assisté, impuissant, à une fuite généralisée des fonds étrangers hors de son économie. Aujourd’hui, des mouvements massifs de capitaux s’observent aussi. Mais ils concernent une catégorie particulière de fonds, la hot money, soit l’ensemble des capitaux flottants placés à court voire très court terme.
Les capitaux étrangers les plus vitaux pour une économie en développement sont ceux placés à plus long terme, sous forme d’investissements directs à l’étranger (IDE).
Éco-mots
Investissements directs à l’étranger (IDE)
Prises de participation dans le capital d’une entreprise étrangère avec pour objectif d’obtenir « un intérêt durable et la capacité d’exercer une influence dans sa gestion ». En règle générale, ce sont des investissements durables allant de la création d’entreprise au rachat d’une entreprise existant déjà à l’étranger.
Or le dernier « Rapport sur l’investissement dans le monde » de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) indique qu’après l’effondrement de 2020, les IDE ont augmenté de 30% en 2021 dans les pays en développement. C’est certes moins que dans les pays développés (+134%) mais cela sécurise, au moins temporairement, un financement des besoins d’investissement gigantesques des émergents.
Différence n°5 : le dollar fort n’affecte pas uniformément les émergents
En 1982 comme en 2022, les pays à économie intermédiaire présentent la même vulnérabilité : ils sont endettés en dollars. Le relèvement du taux directeur américain augmente la valeur du billet vert par rapport aux autres devises, ce qui alourdit mécaniquement le fardeau de la dette.
Au pied du mur, le Mexique avait fait défaut en août 1982, incapable de rembourser une traite de 300 millions de dollars après avoir dilapidé toutes ses réserves de change pour tenter d’enrayer la chute du peso. La situation actuelle semble bien différente pour de nombreux émergents.
Car, comme le rappelait récemment Patrick Artus, il ne faut pas oublier que si le dollar fort renchérit le coût de l’endettement, il augmente aussi le gain tiré des exportations de matières premières, pour la plupart libellées en billets verts.
Le conseiller économique de la banque Natixis estime ainsi que seule une minorité d’émergents sont aujourd’hui en danger, « ceux qui ont à la fois une dette extérieure importante et sont importateurs et non exportateurs de matières premières ».
Dans cette liste, on trouve par exemple le Sri Lanka, l’Égypte, la Turquie ou encore la Tunisie. Mais ni l’Inde, le Brésil ou l’Indonésie et aucune autres des grandes économies émergentes du moment.
Dans le programme de SES
Terminale. « Quels sont les fondements du commerce international et de l’internationalisation de la production ? » et « Comment expliquer les crises financières et réguler le système financier ? »
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