Economie
Alfred Marshall, le modéré du libre-échangisme
Sélection abonnésCofondateur de l’économie néoclassique, il formalisa la première théorie mathématique mettant en évidence les avantages de la liberté de commerce. Pragmatique, il voulait s’adapter aux conditions particulières des pays étrangers qu’il conseillait, quitte à tolérer provisoirement une dose de protectionnisme.
Yann Giraud, professeur à CY Cergy Paris Université, Agora. Illustration : Gilles Rapaport
Représentation fictive numérique d'Alfred Marshall en train d'écrire
© Midjourney
La thèse du penseur
Les principes sur lesquels repose notre système fiscal ont été obtenus en appliquant certaines vérités, qui sont aussi universelles que les vérités de la géométrie ou de la mécanique, mais sous certaines conditions qui, elles, sont contingentes.
Si ces principes deviennent des dogmes, la même erreur est commise que si les règles prescrites pour la construction d’un pont, alors que les seuls matériaux disponibles consistent en des rondins de pin, étaient appliquées sans réflexion à la construction de ponts construits avec de l’acier et du granit. L’art de l’ingénierie implique une étude et un jugement organisés des proportions de diverses considérations, tendant dans des directions différentes ; et personne ne peut être certain d’obtenir les bonnes proportions même pour le problème qu’il connaît le mieux.
[Friedrich] List et [Henry] Carey, les fondateurs allemand et américain de la politique protectionniste moderne, ont avancé deux propositions fondamentales : l’une était que le libre-échange était adapté au stade industriel auquel l’Angleterre était parvenue, et l’autre que l’intervention de l’État était nécessaire en faveur des industries pionnières dans les pays les moins avancés.
La thèse du penseur
Les principes sur lesquels repose notre système fiscal ont été obtenus en appliquant certaines vérités, qui sont aussi universelles que les vérités de la géométrie ou de la mécanique, mais sous certaines conditions qui, elles, sont contingentes.
Si ces principes deviennent des dogmes, la même erreur est commise que si les règles prescrites pour la construction d’un pont, alors que les seuls matériaux disponibles consistent en des rondins de pin, étaient appliquées sans réflexion à la construction de ponts construits avec de l’acier et du granit. L’art de l’ingénierie implique une étude et un jugement organisés des proportions de diverses considérations, tendant dans des directions différentes ; et personne ne peut être certain d’obtenir les bonnes proportions même pour le problème qu’il connaît le mieux.
[Friedrich] List et [Henry] Carey, les fondateurs allemand et américain de la politique protectionniste moderne, ont avancé deux propositions fondamentales : l’une était que le libre-échange était adapté au stade industriel auquel l’Angleterre était parvenue, et l’autre que l’intervention de l’État était nécessaire en faveur des industries pionnières dans les pays les moins avancés.
Si les libre-échangistes anglais avaient apprécié à leur juste valeur la force de la seconde de ces positions, leurs puissants arguments selon lesquels le protectionnisme constituerait une catastrophe totale pour l’Angleterre auraient peut-être été acceptés par l’ensemble du monde civilisé.
En l’état actuel des choses, cela, leur seule grande erreur, a mis beaucoup d’hommes d’État et d’économistes parmi les plus clairvoyants et les plus animés d’esprit public dans d’autres pays, dans une attitude d’hostilité à l’égard de leur position dans son ensemble. Elle produit aujourd’hui des hommes capables de nier, directement ou indirectement, des vérités économiques aussi certaines que celles de la géométrie.
Je crois que [taxer les importations en provenance des pays étrangers] ne pourrait causer [à ces derniers] un préjudice comparable à celui que cela causerait à l’Angleterre. Celle-ci dispose encore des avantages concurrentiels avec d’autres pays avancés en raison de son capital et de son charbon bon marché et de son climat, qui est propice à un travail régulier, et est particulièrement favorable aux industries de coton de qualité.
Mais son principal avantage restant réside dans cette liberté de mouvement inégalée, cette viabilité qui lui donne la force, sans l’encombrement et le manque d’élasticité, d’une seule grande entreprise s’étendant sur tout le pays. Dans la phase que le vingtième siècle semble ouvrir pour elle, sa capacité à faire venir toute chose, grande et petite, qui peut être nécessaire directement ou indirectement à la production de biens fins et complexes, lui est indispensable.
La Politique fiscale du commerce international, Alfred Marshall, 1908.
Qui est-il ?
Alfred Marshall (1842-1924) est l’un des fondateurs de l’économie néoclassique britannique aux côtés de Stanley Jevons ou F. Y. Edgeworth. La clarté de ses analyses, mêlant études théoriques et empiriques, et son refus d’utiliser les mathématiques au-delà d’un certain degré de sophistication ont contribué faire de son ouvrage Principles of Economics, publié en 1890 et maintes fois révisé, un manuel influent d’introduction à la science économique.
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Ça se discute… L'analyse de Yann Giraud
Alfred Marshall écrit ce mémorandum pour le Parlement britannique, en 1908, alors qu’on évoque la possibilité que l’Angleterre infléchisse sa politique libre-échangiste face à la montée des protectionnismes dans le reste du monde. Marshall s’était déjà exprimé contre cette option en 1903, ayant signé dans le Times une tribune avec 15 autres économistes (dont Arthur Pigou, Francis Ysidro Edgeworth ou Edwin Cannan). Marshall réitère ici son opposition à des mesures protectionnistes de rétorsion. L’argument est intéressant à plusieurs titres.
D’une part, il met en lumière la méthodologie suivie par Marshall. Considéré comme un théoricien de premier plan, il avait fait ses classes en s’intéressant à la théorie des échanges internationaux. À cette occasion, il présente pour la première fois une analyse sous forme de diagrammes d’offre et de demande.
Toutefois, lorsqu’il s’agit de conseiller les gouvernants, Marshall nous rappelle que la technique ne suffit plus et décrit son travail comme une forme d’ingénierie consistant à adapter une théorie pensée comme générale à des circonstances particulières. Marshall reprend ici la méthodologie de son collègue John Neville Keynes (père de Maynard), ce dernier distinguant l’« économie positive » – la théorisation abstraite –, l’« économie normative », qui s’interroge sur la désirabilité de certains objectifs sociaux, et enfin « l’art de l’économie », pour appliquer la théorie à la poursuite de ces objectifs.
D’autre part, le texte souligne le caractère nuancé du libre-échangisme marshallien. Au lieu de condamner les théories protectionnistes du début du XXe siècle auxquelles s’opposèrent farouchement les libéraux anglais, il considère que c’est l’opposition aveugle à toute forme de protectionnisme, même dans des circonstances qui le justifieraient, qui a peut-être poussé les défenseurs de cette pratique à durcir leurs positions.
Si la théorie « pure » justifie le libre-échange, la prise en compte des circonstances doit aussi nous faire réaliser que le protectionnisme peut s’avérer utile pour protéger certaines industries naissantes dans des pays en cours de développement. Cependant, et c’est le message principal de ce mémorandum, l’usage de ce protectionnisme par d’autres pays ne doit pas pousser l’Angleterre à les imiter par mesure de rétorsion.
La raison principale invoquée par Marshall est que l’atout principal dont dispose l’Angleterre réside dans l’extrême fluidité de son économie. Celle-ci serait fortement entravée si le pays ne pouvait se fournir sans obstacles auprès de producteurs étrangers. Une autre raison, que Marshall tire d’un voyage aux États-Unis mené dans sa jeunesse, est que le protectionnisme, même bien intentionné, va créer dans les pays où il s’exerce des effets de corruption entre le gouvernement et les grandes entreprises.
On ne peut tout de même s’empêcher de se demander si, derrière cette apparence de pragmatisme, certains des arguments employés par Marshall ne sont pas ad hoc, trahissant une préférence idéologique pour le libre-échange qui va au-delà d’une simple application de la théorie aux aléas de la période.
Marshall est bien conscient qu’un déclin du leadership industriel britannique se profile et d’ailleurs, il ne prétend nullement que le libre-échange viendra l’enrayer. Il affirme juste qu’un retour du protectionnisme conduirait à une dégradation plus grande encore. Dans la grande tradition britannique, il exprime ici une forme d’optimisme inquiet.
Alfred Marshall dans l'histoire de la pensée
L’inspirateur
JOHN STUART MILL (1806-1873) n’a pas inventé la théorie du commerce international, mais il est souvent considéré comme l’économiste ayant poussé le plus loin l’étude du sujet sans formalisation mathématique.
Marshall, qui vint à l’économie à travers l’étude de ses Principles of Political Economy (1948), dériva ses courbes de demande réciproques en annotant l’ouvrage de Mill. Ce dernier peut être considéré comme l’inventeur du concept d’élasticité, bien que ce soit Marshall qui introduisit le terme lui-même.
Par ailleurs, Mill, libéral modéré et pragmatique, fut le seul des économistes « classiques » à prendre au sérieux les théories de List et Carrey qu’il intégra à son cadre d’analyse, pourtant principalement influencé par les écrits de David Ricardo, écrivant : « Un droit de protection, appliqué pendant un temps raisonnable, sera parfois le moyen le moins incommode dont la nation puisse s’imposer elle-même pour le soutien [du temps passé à acquérir des aptitudes et de l’expérience]. »
Mill regretta cependant que ses écrits aient parfois été détournés de leur sens initial pour soutenir un protectionnisme plus fort et permanent. Il s’efforça de rappeler aussi souvent que possible que sa proposition ne constituait rien d’autre qu’une exception ne devant s’exercer que pour une période transitoire.
L’adversaire
Ne nous y trompons pas. Si Marshall fustige les free traders qui se sont opposés sans nuance aux idées de FRIEDRICH LIST (1789-1846) et Henry Carey (1793-1879), les deux têtes de proue de la pensée protectionniste au XIXe siècle, il voit tout de même en ces derniers des adversaires.
Marshall passe d’ailleurs sous silence une partie de la radicalité des propos de List à l’égard des économistes libre-échangistes, au premier rang desquels se trouvent les Britanniques Adam Smith et David Ricardo. Allemand ayant acquis la nationalité américaine, List reproche à ces derniers d’avoir présenté comme une défense désintéressée et universelle du libre-échange une théorie dont le but était avant tout de justifier un statu quo qui donnait de fait l’avantage concurrentiel à l’Angleterre.
Pour List, cela revient à refuser pour des territoires au développement plus tardif comme la Confédération germanique ou les États-Unis, ce qui aurait en réalité permis à l’Angleterre d’accéder à la richesse et que la théorie libre-échangiste chercherait à nier : une phase de protection de l’industrie.
La défense de cette dernière s’inscrit chez List dans une théorie plus large du développement présageant celles qui prévaudront au XXe siècle. On pense notamment à l’argument du big push de Paul Rosenstein-Rodan, préconisant un investissement massif dans un nombre restreint de secteurs industriels comme étape préalable au développement économique.
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L’héritier
L’Américain PAUL KRUGMAN (né en 1953) est considéré comme l’un des fondateurs d’une nouvelle théorie du commerce international. À la théorie formelle initiée par Marshall et complétée par des économistes mathématiciens comme Paul Samuelson, il ajoute une hypothèse supplémentaire : celle de la différenciation des produits et de la préférence pour la diversité des consommateurs.
Les échanges intra-branches dominent le commerce international car, par exemple, le vin français et le vin californien sont deux produits qui diffèrent par certaines caractéristiques et le consommateur, qu’il soit français ou américain, peut désirer acheter les deux.
Cette théorie, qui suppose des rendements d’échelle croissants, pourrait amplement justifier une extension du principe de protection des industries naissante et pourtant, Krugman va s’y opposer dans un ouvrage intitulé La mondialisation n’est pas coupable.
Son argumentaire ressemble fortement à celui développé par Marshall. Oui, le commerce international peut dégrader la situation de certains agents économiques – les travailleurs peu qualifiés, notamment – mais parce que dans son ensemble, il reste suffisamment bénéfique, il est du ressort des États de procéder aux politiques intérieures pouvant servir d’amortisseurs sociaux.
Ainsi, pour Krugman, un propos plus nuancé sur les conséquences du commerce international aboutirait paradoxalement à un argumentaire plus convaincant en faveur du libre-échange.
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