Sociologie
Non, l’ascenseur social n’est pas bloqué en France : il monte ET il descend
Sélection abonnésC’est une idée reçue et très répandue : l’ascenseur social est en panne en France. Pourtant les sociologues et les économistes observent bel et bien des mouvements le long de l’échelle sociale. La mobilité est à la fois ascendante et descendante, et les inégalités perdurent.
Audrey Fisné-Koch
© Christoph Soeder/ZUMA Press/ZUMA
« J’écrirai pour venger ma race. » C’est la promesse qu’avait griffonnée Annie Ernaux dans son journal intime. Elle avait 22 ans et n’était alors qu’une jeune étudiante en lettres. Soixante ans plus tard, le 10 décembre 2022, l’écrivaine française a reçu le Prix Nobel de littérature, une distinction mondiale pour une femme qui se définit elle-même comme une transfuge de classe, « issue d’une lignée de paysans sans terre, d’ouvriers et de petits commerçants, de gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture ».
Cette Normande d’origine modeste est arrivée au sommet de la pyramide sociale, mais cette mobilité ascendante n’est-elle qu’une exception ? En d’autres termes, l’ascenseur social fonctionne-t-il toujours en France ?
La notion de mobilité sociale recouvre plusieurs dimensions, rappelle Gustave Kenedi, doctorant en économie à Sciences Po Paris. « Mais il est naturel de penser d’abord à la mobilité intergénérationnelle », qui consiste à se demander si la situation économique et sociale des enfants est meilleure ou pire que celle de leurs parents.
« J’écrirai pour venger ma race. » C’est la promesse qu’avait griffonnée Annie Ernaux dans son journal intime. Elle avait 22 ans et n’était alors qu’une jeune étudiante en lettres. Soixante ans plus tard, le 10 décembre 2022, l’écrivaine française a reçu le Prix Nobel de littérature, une distinction mondiale pour une femme qui se définit elle-même comme une transfuge de classe, « issue d’une lignée de paysans sans terre, d’ouvriers et de petits commerçants, de gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture ».
Cette Normande d’origine modeste est arrivée au sommet de la pyramide sociale, mais cette mobilité ascendante n’est-elle qu’une exception ? En d’autres termes, l’ascenseur social fonctionne-t-il toujours en France ?
La notion de mobilité sociale recouvre plusieurs dimensions, rappelle Gustave Kenedi, doctorant en économie à Sciences Po Paris. « Mais il est naturel de penser d’abord à la mobilité intergénérationnelle », qui consiste à se demander si la situation économique et sociale des enfants est meilleure ou pire que celle de leurs parents.
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Éco-mots
Désigne la circulation des individus entre différentes positions de la hiérarchie sociale. Elle peut être intragénérationnelle (changement de position sociale d’une même personne au cours de sa vie), intergénérationnelle (changement de position sociale par rapport à l’un de ses parents), verticale (changement de position sociale vers le haut ou vers le bas) ou horizontale (changement de position au même niveau de la hiérarchie sociale, sans mouvement vers le haut ou vers le bas).
La transformation de la structure sociale
En France, les premiers travaux sur ce sujet datent des années 1950, menés par des sociologues qui se sont appuyés sur les professions et les diplômes. Concrètement, ils comparent la position sociale d’un individu adulte avec celle de ses parents (mobilité observée) et calculent le rapport des chances (odds ratio), c’est-à-dire, par exemple, la probabilité pour un fils d’ouvrier de devenir cadre.
D’après les recherches, la mobilité sociale a progressé au cours des quatre décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. « Entre 1953 et 2003, la part des individus qui se situent dans la même catégorie socioprofessionnelle que leur père [reproduction sociale] décline sensiblement, explique Camille Peugny1. Le ralentissement de la reproduction sociale est porté par deux dynamiques, poursuit le professeur de sociologie à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines (Paris-Saclay). Les débuts de la massification scolaire et la forte croissance du salariat moyen et supérieur. »
En cinquante ans, le monde du travail s’est en effet transformé, via la tertiarisation de l’économie - explosion des services - et de plus en plus de Français ont eu accès aux études.
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L’immobilité sociale en recul
Et aujourd’hui, en 2023 ? « Ces transformations de la structure sociale ont ralenti, ce qui renforce peut-être l’idée très répandue selon laquelle l’ascenseur social est en panne, répond Louis-André Vallet, directeur de recherche au CNRS et membre du groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne. Or, cette prétendue panne n’est pas ce que l’on observe dans nos enquêtes. La part de l’immobilité sociale a décliné entre 1977 et 2015 dans toutes les catégories sociales. La proportion d’enfants d’ouvriers qui accèdent à des professions intermédiaires ou de cadres a progressé, même si l’inégalité des chances reste importante. La société française est moins inégalitaire aujourd’hui qu’au début du XXe siècle du point de vue de la distribution de l’éducation, même si là encore, les inégalités éducatives perdurent. »
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Dans ses travaux, Louis-André Vallet démontre que le lien entre origine sociale et diplôme s’est affaibli au cours des dernières décennies. Tout comme le lien entre niveau d’éducation et position sociale. « Une légère diminution des inégalités des chances s’observe donc. » Mais l’origine sociale continue d’être déterminante pour la position sociale qu’occupe un individu.
Cela se retrouve quand on calcule la fluidité sociale (odds ratio) : en 2015 et par rapport aux fils d’ouvriers, les fils de cadres et professions intellectuelles supérieures avaient environ 23 fois plus de chances d’être cadre qu’ouvrier, (contre 92 fois plus de chances en 1977).
« Il y a donc de la reproduction sociale ET de la mobilité sociale, ascendante et descendante, insiste le chercheur, et ces mouvements sont inégaux selon les catégories socioprofessionnelles. » L’ascenseur social n’est donc pas bloqué à un étage, il monte et/ou descend, différemment selon les individus.
Éco-mots
Désigne une situation où la position sociale d’une personne ne dépend pas de son origine sociale. La fluidité sociale est un outil de mesure de la mobilité sociale. À l’aide des « odds-ratio », les sociologues évaluent ainsi le rapport des chances d’un individu d’accéder aux différentes positions sociales.
Le casse-tête des revenus
C’est le même constat que dresse Clément Dherbécourt, économiste et chef de projet à France Stratégie. Pour compléter l’approche sociologique, les travaux se sont multipliés ces dernières années du côté des économistes.
Eux ne comparent pas la profession d’un individu avec celle de ses parents, mais les revenus respectifs, ou le rang dans la distribution des revenus. « Cette approche semble a priori mieux adaptée pour réaliser des comparaisons internationales en termes de mobilité intergénérationnelle. »
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En pratique, les méthodologies sont complexes et ne font pas consensus parmi les experts. La faute, surtout, à la difficulté de récupérer les données de revenus des Français sur plusieurs générations. « Dans une enquête, il est facile de demander à quelqu’un la profession de ses parents, demander leurs salaires, c’est autre chose. Et les données fiscales ne permettent pas de retrouver les individus lorsqu’ils étaient enfants et donc d’observer les revenus des parents. »
La France, pays intermédiaire ?
Très récemment, des chercheurs se sont tout de même risqués à l’exercice. En mai 2022, Michäel Sicsic et Hicham Abbas, économistes à l’INSEE, ont publié pour la première fois une étude qui mesure le niveau de revenu des enfants âgés de 28 ans et celui de leurs parents. « On apprend qu’un enfant d’une famille parmi les 20 % les plus aisées a en moyenne trois fois plus de chances qu’un enfant de famille modeste de se retrouver parmi les 20 % les plus aisés de sa génération, explique Michaël Sicsic. On apprend aussi que pour un même niveau de revenus des parents, les revenus des enfants varient fortement. Les revenus des parents influencent ceux des enfants, mais ils sont loin de les déterminer entièrement. » Le sexe, le statut marital et la géographie sont des facteurs décisifs.
Aussi, la mobilité ascendante serait plus forte pour un individu s’il réside en Île-de-France à sa majorité, si ses parents ont des revenus élevés, s’ils sont diplômés du supérieur ou immigrés. A contrario, être une femme, grandir dans une famille monoparentale, dans les Hauts-de-France ou avec des parents ouvriers réduirait les chances de s’élever dans l’échelle des revenus.
Pour l’économiste, cette étude prouve que « la France n’est pas LE pays de la reproduction sociale, mais qu’il occupe une position intermédiaire » quand on le compare à d’autres pays.
Des économistes sceptiques
Certains économistes appellent à nuancer ces résultats. Pour eux, cette étude de l’INSEE a tendance à surestimer la mobilité ascendante : « Quand les individus ont 25, 27 ou 28 ans, ils viennent d’arriver sur le marché du travail et leur situation n’est pas vraiment représentative de leur vie active », avance Clément Dherbécourt. Qui plus est, « les plus défavorisés, qui ont pu commencer à travailler directement après le lycée, ne sont pas pris en compte dans l’étude de l’INSEE puisqu’ils ne sont plus rattachés au foyer fiscal de leurs parents au moment de l’enquête », ajoute Gustave Kenedi.
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Pour étudier la mobilité intergénérationnelle des revenus, le doctorant et Louis Sirugue, co-auteur, ont pris un chemin de traverse et choisi la méthode qui consiste à prédire les revenus des parents sur la base d’autres caractéristiques (profession, lieu de vie, etc.) pour effectuer une comparaison intergénérationnelle.
Des possibilités d’ascension sociale restreintes selon le milieu social
Ce procédé présente également des limites, puisque ce ne sont pas les revenus réels des parents qui sont étudiés, mais « nous pouvons au moins classer les individus selon leur rang dans la distribution des salaires, argumente le doctorant de Sciences Po. Cela nous amène à la conclusion que la persistance du positionnement dans l’échelle des revenus entre générations est forte en France ».
L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), de son côté, calculait en 2018, qu’il fallait six générations, pour qu’un descendant de famille pauvre atteigne le revenu moyen en France.
Et que les possibilités d’ascension sociale étaient restreintes pour les enfants issus de milieux défavorisés, alors qu’au sommet de l’échelle, les enfants nés dans des familles privilégiées avaient beaucoup moins de risques de subir une mobilité descendante.
Rêve français vs « american dream »
Quant à savoir si la situation est pire en France qu’ailleurs ? Là encore, les experts divergent. Selon les études, l’Hexagone est soit un pays intermédiaire en termes de mobilité sociale ascendante, soit un pays défavorable. A contrario, les pays scandinaves, la Finlande ou encore le Canada feraient figure de bons élèves et la reproduction sociale y serait moins lourde.
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Et que vaut le rêve français face au rêve américain ? En d’autres termes, comment savoir si la mobilité intergénérationnelle est meilleure aux États-Unis qu’en France, la question reste ouverte : « Ce que l’on sait, c’est que les États-Unis sont un pays beaucoup plus inégalitaire que l’Hexagone. On s’attendrait donc à ce que gravir l’échelle des revenus soit plus simple en France, pays très peu inégalitaire contrairement à ce que pensent souvent les gens », ajoute Clément Dherbécourt.
Cette idée reçue est peut-être liée au fait qu’« en Europe, et notamment en France, les individus sont excessivement pessimistes », souligne Stefanie Stantcheva2, professeure à Harvard et meilleure jeune économiste de France en 2019.
Avec Alfredo Alesina et Edoardo Teso, elle a démontré que les populations ont souvent des perceptions fausses de la mobilité sociale en leur sein : « Les Américains sont très optimistes et croient encore beaucoup au ‘rêve américain’ (American Dream) de réussite. Tandis que les Européens surestiment, pour un individu issu d’un milieu défavorisé, la difficulté à s’en sortir. »
1. Citation dans « Le destin au berceau. Inégalités et reproduction sociale » (Le Seuil, 2013)
Changer de classe au cours de sa vie : plus facile pour les hommes
La mobilité sociale en cours de carrière (mobilité intragénérationnelle) est plus courante aujourd’hui qu’il y a cinquante ans : il est donc moins rare de changer de position sociale au cours de sa vie active. C’est la conclusion de travaux récents menés par Marta Veljkovic, docteure en sociologie à Sciences Po.
Dans les catégories salariées, « en 1970, environ 30,4 % des hommes et 10,8 % de femmes connaissaient un changement de classe au cours de leur carrière. En 2015, ils étaient 35,6 % et elles étaient 33,1 % ».
Au sommet toute sa vie
Cette augmentation des chassés-croisés sur l’échelle sociale pourrait être vue comme une bonne nouvelle, mais il faut rappeler que les chances d’atteindre le haut de la hiérarchie ne sont pas les mêmes pour toutes et tous. « Les hommes sont plus mobiles que les femmes. Ces dernières connaissent plus souvent un déclassement en cours de carrière et sont plus exposées à l’inactivité ou au chômage », explique la chercheuse.
Quant aux membres des classes sociales les plus aisées ? « Ce sont les moins mobiles de tous car ils conservent majoritairement leur place au sommet tout au long de leur carrière. »
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Dans le programme de Terminale SES
- Quelles sont les caractéristiques contemporaines et les facteurs de la mobilité sociale ?
- Quelle est l’action de l’École sur les destins individuels et sur l’évolution de la société ?
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