Sociologie
Avec le « capital humain », l’économiste Becker envahit la sociologie
Sélection abonnésSi nos décisions s’analysaient comme des investissements en capital humain, l’économie serait hégémonique, car elle pourrait expliquer l’ensemble des comportements en société. C’est le pari (risqué) du Nobel Gary Becker, qui propose d’en tirer des leçons politiques et sociales, notamment sur la criminalité.
Martial Poirson
Représentation fictive numérique de Gary Becker en train d'écrire
© Midjourney
La thèse originelle de Gary Becker
« Selon l’approche économique, les criminels répondent, comme tout le monde, à des incitations. Les étudiants sont plus nombreux à choisir les métiers du commerce et de l’ingénieur quand les rémunérations et autres avantages y sont plus élevés. De façon similaire, au cours des dernières décennies, plus de personnes ont été encouragées à commettre des crimes, ou à commettre davantage de crimes, parce que le crime est devenu une activité plus attrayante dans la mesure où la punition est devenue moins probable et moins sévère.
De nombreuses études statistiques ont examiné la relation, aux États-Unis et dans d’autres pays, entre criminalité, d’une part, et châtiments, chômage et autres variables, d’autre part, cela afin de déterminer si les criminels répondent oui ou non à des incitations. Ces études ont trouvé que les crimes passionnels, tout comme les crimes contre la propriété, diminuent quand les peines sont plus probables et plus sévères.
La thèse originelle de Gary Becker
« Selon l’approche économique, les criminels répondent, comme tout le monde, à des incitations. Les étudiants sont plus nombreux à choisir les métiers du commerce et de l’ingénieur quand les rémunérations et autres avantages y sont plus élevés. De façon similaire, au cours des dernières décennies, plus de personnes ont été encouragées à commettre des crimes, ou à commettre davantage de crimes, parce que le crime est devenu une activité plus attrayante dans la mesure où la punition est devenue moins probable et moins sévère.
De nombreuses études statistiques ont examiné la relation, aux États-Unis et dans d’autres pays, entre criminalité, d’une part, et châtiments, chômage et autres variables, d’autre part, cela afin de déterminer si les criminels répondent oui ou non à des incitations. Ces études ont trouvé que les crimes passionnels, tout comme les crimes contre la propriété, diminuent quand les peines sont plus probables et plus sévères.
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Les jeunes gens sont plus enclins à enfreindre la loi. Ici aussi, les effets des incitations apparaissent. Les jeunes sont moins susceptibles d’être condamnés quand ils sont arrêtés. De surcroît, les jeunes non qualifiés se tournent vers le crime lorsqu’ils ne peuvent pas trouver un emploi honnête ou lorsqu’ils ne peuvent trouver que des emplois sous-payés.
On peut décourager davantage encore le crime. De nombreux changements seraient efficaces, mais ils nécessitent des juges et des législateurs bien disposés, ainsi qu’une opinion publique favorable. La certitude de la peine peut être augmentée par des modestes augmentations des dépenses locales.
Dans un autre genre, nous pourrions exempter les jeunes gens des lois sur le salaire minimum. Ces lois écartent les jeunes non qualifiés du marché du travail et augmentent leur taux de chômage. Ce chômage incite les jeunes à s’engager dans la voie criminelle, et particulièrement les crimes contre la propriété. L’approche économique indique que nous ne devons pas nous résigner passivement au niveau actuel de criminalité. En réduisant la crainte publique, la réduction du crime consécutive à la mise en application de ces propositions compenserait largement leurs coûts économiques et sociaux.
L’Économie de la vie, Gary Becker (1997)
Qui suis-je ?
Économiste américain de l’Université de Chicago, Gary Stanley Becker (1930-2014) a théorisé l’application de l’analyse microéconomique au regard de la plupart des aspects de la vie en société, depuis la criminalité, l’éducation, le vote, la discrimination, la gestion du temps, jusqu’aux stratégies matrimoniales et à la répartition des tâches domestiques. Pionnier de la modélisation du capital humain, il revendique une hégémonie de l’économie selon laquelle la rationalité économique explique tous les comportements, y compris ceux qui ne relèvent pas du marché, ce qui lui a valu le prix Nobel d’économie, en 1992.
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L'analyse par Martial Poirson
Persuadé que l’ensemble des comportements répondent à des incitations positives ou négatives qui influent sur nos décisions, Gary Becker généralise l’hypothèse de rationalité économique de l’individu qui cherche à optimiser sa satisfaction. Toute action serait motivée par un calcul évaluant ses coûts et avantages. C’est le fondement du capital humain, qu’il définit dans Le Capital humain. Une analyse théorique et empirique (1964) comme « l’ensemble des capacités productives qu’un individu acquiert par accumulation de connaissances générales ou spécifiques, de savoir-faire, etc. ».
En conséquence, « les activités qui influencent les revenus monétaires futurs, qu’ils soient de type monétaire ou de type non monétaire, sont désignées par l’expression d’investissement en capital humain ». Cet investissement se porte aussi bien sur l’éducation, la formation professionnelle ou les soins médicaux que sur les migrations ou les discriminations.
Ce qui revient à considérer le capital humain sur le modèle du capital technique et l’agent économique sur celui de l’entreprise cherchant à maximiser son retour sur investissement, autrement dit à faire fructifier son stock de ressources productives incorporées (se soigner, poursuivre des études, faire un mariage avantageux), étant entendu que les personnes dont le savoir-faire est plus élevé ont presque toujours tendance à gagner des revenus supérieurs. Ce qui revient à postuler que les inégalités de salaires sont le reflet des écarts de productivité entre travailleurs, qui eux-mêmes s’expliquent par leur inégale dotation en capital humain.
La variable temporelle est cruciale dans l’arbitrage économique, puisque chaque individu détermine ce qu’il est prêt à investir (argent, temps, énergie), par anticipation de ce qu’il pourrait rapporter dans le futur. L’allocation du temps est donc essentielle dans les stratégies d’optimisation du capital humain.
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La durée de vie de l’investissement, sa capacité à constituer par sa spécificité un avantage comparatif, ou encore le risque qui lui est associé sont autant de déterminants du rendement escompté par ce surcroît de dépense, quitte à devoir modifier ses habitudes : fumer ou non, boire ou être sobre, porter ou pas une ceinture de sécurité, être ponctuel ou en retard, lire un livre ou regarder la télévision… Le cycle de vie peut être envisagé comme une hausse tendancielle du capital humain, ne serait-ce que par l’effet d’expérience accumulée.
Fondement de la micro-économie, ce modèle d’arbitrage peut s’appliquer à de nombreux domaines réservés aux sciences sociales, puisqu’il intègre des choix interpersonnels : des parents peuvent investir dans l’éducation de leur enfant pour augmenter ses chances de mobilité sociale ou l’orienter vers telle ou telle filière en fonction de sa probabilité de réussite ; un couple peut procéder à différents arbitrages entre travail domestique et travail rémunéré en fonction de leur rétribution relative pour l’un et l’autre.
Même la discrimination peut relever d’un raisonnement en termes de capital humain selon Becker, qui montre que le coût de la ségrégation est d’autant moins élevé que la population qui en bénéficie est nombreuse. Aux États-Unis, où les blancs sont neuf fois plus nombreux que les Afro-Américains, elle leur est profitable, alors qu’en Afrique du Sud, où la population noire est cinq fois supérieure à celle des colonisateurs, elle affecte les revenus des deux groupes ethniques. Si bien qu’au plan économique, l’apartheid n’a été une opportunité pour personne, même si certains en ont profité.
Cette théorie microéconomique débouche par conséquent sur une vision macroéconomique, dans la mesure où elle inspire des préconisations de politiques publiques, comme dans l’analyse de la criminalité.
L’hypothèse de Becker relève d’une forme d’impérialisme économique qu’il revendique dans son discours de remise du prix Nobel en 1992, récusant l’accusation de « conception avilissante parce qu’elle traite les hommes comme des machines ». En faisant l’impasse sur les normes sociales et la pression du groupe au profit de la seule liberté de l’agent cherchant à optimiser son capital humain, il éclipse les explications fournies par la sociologie, l’anthropologie, la psychologie ou la psychanalyse.
Cette conception hégémonique suscite de nombreuses critiques : elles contestent l’hypothèse selon laquelle l’investissement en formation augmenterait nécessairement la rentabilité ; elles réfutent également l’hypothèse selon laquelle l’individu établirait nécessairement ses choix sur un fondement rationnel.
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Gary Becker, le capital humain et sa place dans l'histoire de la pensée
Le précurseur : Adam Smith
Dès La Richesse des nations (1776), Adam Smith remarque que le niveau de production ne dépend pas seulement de l’équipement technique ou du terrain, mais aussi des aptitudes des travailleurs, autrement dit du capital humain incorporé.
Les économistes ont pourtant gardé pour habitude de considérer ces derniers comme interchangeables jusque dans les théories de la productivité de Marshall ou Friedman. Smith affirme au contraire que l’investissement concerne à la fois les machines, les usines et les compétences des travailleurs, qui contribuent à la productivité et à la croissance économique. Une meilleure qualification leur permet en outre d’être plus inventifs dans les procédés de production.
Par conséquent, il est doublement rentable d’investir dans leur formation, qui permet à la fois un gain d’efficience et un surcroît d’innovation. Smith considère en outre que la diversité et la spécialisation des talents est la conséquence de la division du travail productif et non l’inverse : « Dans la réalité, la différence des talents naturels entre les individus est bien moindre que nous ne le croyons et les aptitudes si différentes qui semblent distinguer les hommes de diverses professions quand ils sont parvenus à la maturité de l’âge, n’est pas tant la cause que l’effet de la division du travail, en beaucoup de circonstances. La différence entre les hommes adonnés aux professions les plus opposées, entre un philosophe, par exemple, et un portefaix, semble provenir beaucoup moins de la nature que de l’habitude et de l’éducation. » Si bien que l’effet d’expérience dans l’emploi est une cause essentielle de la hausse tendancielle du capital humain et que l’éducation constitue un indéniable avantage compétitif en matière de productivité du travail.
L’adversaire : Bourdieu
Justifiant son projet de réforme de l’enseignement, en 1866, le ministre de l’Instruction publique Victor Duruy invoquait déjà une « nécessité impérieuse de la nouvelle organisation du travail : mettre l’homme en valeur, c’est un capital et le plus précieux de tous ».
Développant la notion de capital culturel d’Émile Durkheim, le sociologue Pierre Bourdieu en propose une théorie proche de celle du capital humain par ses présupposés, mais opposée dans ses conclusions. La Reproduction, écrit avec Jean-Claude Passeron (1970), définit ce capital comme l’ensemble des ressources culturelles transmises à un individu par un groupe.
Distinct du capital économique, il fait l’objet d’un processus d’inculcation où la famille et l’école jouent un rôle primordial. L’accès au capital culturel est donc étroitement dépendant du milieu où évolue l’individu et non du seul investissement consenti par l’agent économique.
Ce capital culturel revêt trois dimensions : une forme institutionnalisée par les instances de socialisation telles que l’école, qui délivre des diplômes monnayables sur le marché du travail ; une forme objectivée, fruit de la plus ou moins grande familiarité avec les biens et services culturels ; une forme incorporée, l’habitus, qu’on perçoit dans la prestance en société ou la prise de parole en public, et qui détermine le capital social et surtout symbolique.
Les héritiers : L’OCDE
Aujourd’hui, des spécialistes de l’innovation dans la formation tels que Tom Healy et Simon Field reprennent à leur compte la notion de capital humain à dessein de lui donner une utilisation pratique.
Dans un rapport de l’OCDE publié en 2001 sous le titre « Du bien-être des nations – Le rôle du capital humain et social », ils le définissent comme « l’ensemble des connaissances, qualifications, compétences et caractéristiques individuelles qui facilitent la création du bien-être personnel, social et économique ».
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Ces experts affirment qu’il représente « un bien immatériel qui peut faire progresser ou soutenir la productivité, l’innovation et l’employabilité ». Une conception du capital humain comme indicateur de développement que l’on retrouve dans l’Indice de capital humain (ICH) utilisé par la Banque mondiale en 2018 se substitue à l’Indice de développement humain (qui intégrait le revenu national brut par habitant), afin d’évaluer l’investissement des États en matière d’éducation et de santé, mais aussi le niveau de vie de la population.
L’année de mise en œuvre de l’indicateur, le palmarès était édifiant, puisque si Singapour arrivait en tête de classement, les premières puissances économiques mondiales étaient loin : les États-Unis (24e), la Chine (46e), l’Allemagne (11e) ou encore la France (22e). Un classement qui laisse songeur sur la désindexation entre croissance et politique du capital humain.
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