
Pourquoi lui ?
Jean-Luc Tavernier est directeur général de l'Insee depuis 2012. Il est économiste et a été inspecteur général des finances, directeur de l’École nationale de la statistique et de l'administration économique (l'Ensae) et directeur du cabinet d'Éric Woerth au ministère du Budget.
Restrictions budgétaires, numérisation, attrait grandissant pour la donnée… Comment évolue la méthodologie des enquêtes de l’Insee depuis plusieurs années ?
Les moyens de l’Insee sont, depuis les années 2000, au mieux stables, plutôt orientés à la baisse. Au niveau des effectifs, on est 25 % en dessous du maximum que l’on a connu. Or nous sommes confrontés à toujours plus de demandes, notamment à des niveaux géographiques fins : celui de la commune, parfois même du quartier.
On exige aussi de nous des données le plus rapidement possible. Tout ça a un coût et, à un moment, j’arbitre : nous avons dû brider la demande sur les enquêtes auprès des ménages.
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En France, le réflexe a été de dire : « Vous allez faire des gains de productivité, on vous baisse les moyens. » Mais ce raisonnement ne peut pas être poursuivi à l’infini. Même avec le Big data, pour des tas de phénomènes sociaux, il faut continuer de se déplacer chez les gens et leur demander comment ils vivent pour connaître leurs conditions de vie, de logement, l’état de leur santé, leur handicap, leurs ruptures familiales, leur dépendance, l'adéquation de leur métier à leurs compétences.
Ces enquêtes-là sont importantes mais nécessitent beaucoup de ressources. Nous pouvons faire un éclairage particulier de ce type par an, en plus de notre programmation régulière. Pas plus. Nous sommes limités – je le dis souvent. Nous verrons ce qu’il en est pour l’avenir. Il est bon de se poser la question des moyens de la statistique.
À l’ère du Big data où l’on ressent le besoin de tout mesurer, réduire les moyens de l’Insee semble contre-intuitif.
Il ne faut pas tomber dans cette espèce de chimère où l’on saurait tout. De toute façon, nous sommes limités par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), nous ne pouvons pas enquêter sur tout, à tout moment.
Mais il est nécessaire de se poser la question : d’un point de vue démocratique, qu’y a-t-il besoin de passer en revue plus régulièrement ? L'exemple que je prends souvent, c’est l’enquête sur les sans-domiciles. Pas seulement les gens qui dorment dans la rue. Cette enquête est bien plus fine que ça. Elle analyse la situation des gens dans des hébergements d’urgence, de ceux qui logent dans un hôtel puis chez leur cousin, qui n’ont pas de résidence fixe en somme. Ce sujet est vraiment important.
Or la dernière enquête date de dix ans. Pour des raisons de moyens, nous n’avons pas réussi à la reprogrammer. La question des moyens est importante au regard des systèmes d’observation, des besoins que nous avons réellement, pas uniquement dans une quête de gains de productivité.
Le numérique ne vous a-t-il pas permis de réduire vos coûts ?
Si, bien sûr, mais avec des limites. Côté fiscal par exemple, il y a des délais incompressibles. Chacun remplit sa déclaration d’impôt au printemps de l'année suivante, une fois que tous les revenus sont déclarés. Alors si on s’intéresse aux revenus des ménages, il faut bien attendre que les déclarations soient faites. On ne peut pas vraiment avoir l’information en temps réel.
Là où l’amélioration des délais est la plus notable, c’est sur les salaires. La déclaration sociale nominative (DSN), mise en place il y a quatre ans, permet de relever toutes les cotisations de manière exhaustive et mensuelle. Les entreprises communiquent systématiquement à l’Urssaf les informations à partir de leur logiciel de paie : le nombre d’heures travaillées, le salaire horaire, les heures supplémentaires, l’intéressement, les primes... Nous en tirons des estimations d’emploi et de salaire. Auparavant, ce récapitulatif était annuel.
Le prélèvement à la source, en revanche, nous n’en avons pas encore tiré de potentialités pour raccourcir les délais. Nous étudions, ce n'est pas si évident.
La nouvelle frontière que nous avons franchie, c’est l’utilisation des bases de données du privé. La liste des transactions des cartes de crédit, fournie par les banques, nous a permis de mesurer la consommation, et donc la chute du PIB, pendant le premier confinement. C’est assez nouveau et très puissant. Auparavant, nous attendions les déclarations de TVA pour avoir une idée de la consommation. Désormais, ces données sont disponibles quasiment en temps réel – on les reçoit deux fois par semaine.
Notre accès à l’information est instantané. Comment l'Insee a-t-il adapté la périodicité de ces parutions ?
Des règlements européens nous fixent un certain calendrier. Pour tout un tas d'indicateurs, on nous a demandé d’être plus timely, c’est-à-dire de sortir des chiffres de plus en plus vite. C’est le cas pour tout ce qui a trait à la situation économique conjoncturelle, pour les besoins des politiques monétaires, pour les besoins des marchés.
Nous publions désormais un flash d’inflation dès le dernier jour du mois. Nous estimons le PIB dès la fin du mois qui suit le trimestre. Le chômage, un mois et demi après la fin du trimestre. Tout ça s’est beaucoup accéléré en 10 ou 20 ans.
Bien sûr, c’est exigeant. Cela nécessite des remontées d’information plus rapides, des chaînes de traitement qui vont plus vite. Dans le monde dans lequel on vit, sortir des chiffres tard peut être trop tard – on l’a vu récemment avec l’estimation du niveau de pauvreté. La nature ayant horreur du vide, des informations sont arrivées entre temps, parfois fiables, parfois non, mais le public ne fait pas forcément la différence.
Si l’Insee met trop de temps avant de sortir les statistiques, nous nous mettons dans une situation de vulnérabilité. Il faut aller de plus en plus vite. Toute la difficulté est de savoir jusqu’où on peut aller vite sans renoncer à des prétentions de qualité, de fiabilité.
Luttez-vous, en interne, contre les fake news ?
C’était le premier axe de notre orientation stratégique définie il y a cinq ans. Il s’intitule « aller au devant de tous les publics ». Nous sommes arrivés à la conclusion que l’Insee doit multiplier ses canaux de diffusion à travers de petites vidéos, des dessins animés, des partenariats avec des youtubeurs, la visualisation de données... Nous aimerions travailler avec l’Éducation nationale pour que les profs aient de meilleurs matériaux aussi. Intervenir avec des fact checkers. Essayer de réagir plus rapidement.
Sur ce dernier point, nous avons créé en 2019 les papiers de blog. À côté de nos belles collections officielles, très programmées et relues, pesées au trébuchet, nous publions ces notes. Si des erreurs se propagent, on se donne l’opportunité d’y répondre plus facilement.
Résultat, nous avons une véritable stratégie contre les fake news mais cela reste très compliqué. Quand une de nos vidéos fait 10 000 vues, nous sommes très contents, mais ce n’est pas du tout à l’échelle de ce qu’il faut. Je crois beaucoup à un partenariat avec l’Éducation nationale.