Dès le début de la Révolution russe de 1917, Lénine fustige les « ennemis du peuple » et réclame leur élimination. Selon un rapport de 1954 du ministère de l’Intérieur de l’URSS, sous le règne de Lénine et jusqu’à la mort de Staline en 1953, 3 777 380 de ces prétendus ennemis sont reconnus coupables d’avoir participé à des activités contre-révolutionnaires, 642 900 sont exécutés et 2 369 220 sont envoyés au goulag.
Concrètement, les ennemis du peuple faisaient partie de la frange la plus instruite de la population (artistes, professeurs, cadres dirigeants, ingénieurs). En étant les moins perméables à la propagande, ils représentaient une menace latente pour le régime communiste, c’est pourquoi ils furent massivement déportés. Ainsi, le goulag s’est avéré l’endroit le plus éduqué de l’URSS : la part des personnes ayant une formation universitaire y était trois fois plus élevée que dans le reste du pays.
Les analystes de la croissance ont souvent mis en évidence la persistance sur le long terme des niveaux d’éducation. L’histoire des ennemis du peuple en fournit une preuve supplémentaire. La figure, établie à partir d’une enquête de 2016 portant sur un échantillon de 19 341 personnes représentatif des descendants des ennemis du peuple, montre que plus de 30 % des petites-filles et petits-fils des ennemis du peuple ont fait des études supérieures alors que cette proportion se situe en dessous de 20 % pour l’ensemble de la population.
Les « ennemis du peuple », qui étaient déjà nettement plus éduqués que la moyenne de la population en 1952, ont engendré des petits-enfants qui, 65 ans plus tard, sont également nettement plus éduqués que le reste de leurs compatriotes.
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Plongée dans les archives d’État
Après la mort de Staline, les camps de travail du goulag sont progressivement démantelés. Des millions de survivants choisissent alors de s’installer près des lieux de détention, car ces endroits leur étaient devenus familiers et que tout ce qui les rattachait à leur vie antérieure aux camps avait en grande partie disparu.
Une étude récente1 a recherché s’il existait d’éventuelles retombées économiques encore visibles aujourd’hui, soit plus de 65 ans après la disparition des camps, de l’implantation de ces survivants à proximité de leur lieu de détention. Pour cela, dans un premier temps, les auteurs se sont plongés dans les archives d’État de la Fédération de Russie à Moscou, afin de connaître la part précise « d’ennemis du peuple » dans chacun des camps du goulag, en 1952, juste avant leur extinction.
Ils ont ensuite mis en parallèle les niveaux de développement en 2018 des territoires de l’ex-URSS et la proportion d’ex-ennemis du peuple qu’ils abritaient à la fermeture du goulag. Ils aboutissent à la conclusion que, dans la Russie actuelle, les régions sont d’autant plus développées qu’elles comptèrent une forte présence des ennemis du peuple 65 ans auparavant !
Et les écarts sont impressionnants : dans une zone de l’ancien goulag ayant eu deux fois plus d’ennemis du peuple que la moyenne de l’ensemble du goulag, les salaires et les profits par employé s’y révèlent respectivement 22 % et 65 % plus élevés. Par ailleurs, l’intensité de l’éclairage nocturne par habitant, un indicateur fiable de la prospérité d’une région, y est 58 % plus élevée.

Réfugiés ukrainiens
Comment expliquer de tels résultats ? Il se pourrait que la liaison positive entre la présence des ennemis du peuple et le développement des régions où ils furent déportés ne soit qu’une simple corrélation sans caractère de causalité si ces régions étaient déjà les plus performantes 65 ans auparavant. Les données rassemblées par les auteurs indiquent que ce n’est pas le cas.
Ce constat s’ajoute à celui des historiens de la période stalinienne selon lequel les assignations dans les divers camps de travail du goulag ont été faites de manière quasi aléatoire. C’est donc bien le haut niveau de capital humain des ennemis du peuple et sa persistance parmi leurs descendants qui permettent de comprendre pourquoi les zones de l’ancien goulag ont connu un développement économique supérieur à celui du reste du pays.
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Le 24 février 2022, Vladimir Poutine engage son pays dans une guerre contre l’Ukraine. Depuis cette date, près d’un million de personnes ayant souvent un haut niveau d’éducation ont fui la Russie. Demain et après-demain, ces « nouveaux ennemis du peuple », leurs enfants et leurs petits-enfants, contribueront au développement de leurs pays d’accueil au détriment de celui de leur pays d’origine.
1. “Enemies of the people”, Gerhard Toews et Pierre-Louis Vezena, VOX CEPR Coluns, 23 septembre 2021.