Depuis le dévoilement officiel, le 14 mars dernier, du robot conversationnel GPT-4 par la start-up californienne OpenAI, pas une heure ne passe sans que les médias commentent les bouleversements engendrés par cette nouvelle version de ChatGPT (Generative Pre-training Transformer). Deux mois auront suffi après le lancement du précédent modèle d’intelligence artificielle pour franchir le cap des 100 millions de comptes enregistrés début 2023.
L’outil doit son succès populaire à sa capacité à répondre instantanément aux multiples requêtes des internautes en utilisant un langage proche de celui de l’humain à partir des données présentes sur internet.
Ses algorithmes, entraînés sur un grand ensemble de conversations par chat, peuvent générer sur demande des paroles de chansons, des articles de blog, des résumés de texte, des courriers administratifs, du code informatique, voire des travaux de type universitaire. L’interaction avec les utilisateurs renforce son apprentissage.
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L’humain en échange continu avec son environnement
Si cette puissance de frappe sur l’enseignement et le monde du travail fait l’objet de nombreuses prospectives, il convient aussi d’analyser les possibles bouleversements anthropologiques, c’est-à-dire la façon dont l’usage généralisé de cet agent conversationnel polyvalent est susceptible de renégocier le rapport structurel des humains en société, voire la notion même d’acteur social.
Défini comme l’intervention intentionnelle d’un individu ou d’un groupe dans un espace public, qu’il soit économique, culturel ou politique, l’acteur social participe, en tant qu’être agissant de manière autonome, à des activités de voisinage, des formations, à la vie associative grâce aux instances de socialisation bien connues des sociologues (famille, amis, école, travail, etc.). Ce processus d’acculturation multiforme peut être retracé au fil du temps, à travers un travail d’investigation du passé tel que le conçoit l’historien Carlo Ginzburg1.
Véritable enquête policière, son travail reconstitue ce qui relie les êtres à leurs milieux à partir des traces laissées par la « subjectivité » des acteurs sociaux. L’auteur avance un « paradigme indiciaire » qui repose sur l’idée que tout humain est à la fois un construit de traces (ancêtres, inscriptions génétiques et corporelles, par exemple) et un producteur de traces à travers les activités qu’il déploie.
Cette réalité amène Béatrice Galinon-Mélénec2, professeure en sciences de l’information et de la communication, à appréhender l’organicité du corps comme un élément incontournable de la condition humaine : le « dedans » porte en lui des choses venues du dehors et le dehors contient des choses en provenance de notre « dedans ». Toute vie en société suppose des échanges continus avec l’environnement institutionnel. « L’agir » est la marque de l’acteur social. Dans quelle mesure l’appropriation à grande échelle de robots conversationnels comme ChatGPT modifie-t-elle l’économie de la trace ?
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La révolution numérique marque une transformation brutale dans la lecture du monde qui nous entoure. L’extension des moyens de collecte et de traitement des données affine la granulométrie des environnements et objective une réalité dense et complexe par les nombres et par les images. Par exemple, la précision des coordonnées géospatiales de l’application Google Earth est de 10 cm…
La massification des données produites et les progrès dans la précision des instruments de mesure, accentuent tout ce qui est susceptible de faire « trace ». Cette saturation du monde extérieur se traduit par une surcharge informationnelle susceptible d’impacter le comportement de l’individu. On observe ainsi une intensification de l’économie de la trace.
Bouleversement anthropologique majeur
La dématérialisation des activités humaines, avec la multiplication des supports numériques et la disparition du guichet administratif, transforme les milieux de vie. Les territoires physiques de sociabilisation s’amenuisent du fait de la place grandissante prise par les réseaux sociaux. Des experts en science politique y décèlent les signes d’une « démocratie de l’entre-soi » 3.
En répondant à toutes les requêtes, l’expérimentation conversationnelle de ChatGPT fait un pas supplémentaire dans l’abolition de ce qui nous relie au monde extérieur, de ce qui fait des individus des êtres sociaux. En plus de générer des contenus originaux et adaptés à de nombreux contextes professionnels, la version 4 de ChatGPT traite les images qui lui sont envoyées et conseille les utilisateurs. Elle peut suggérer des recettes de cuisine à partir d’ingrédients photographiés…
La délégation des sens et de l’inspiration créative à cette technologie condamne-t-elle les activités humaines à se cantonner aux requêtes individuelles ? Seul l’historien de demain, en quête de nos traces, sera en mesure de répondre.
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Sources
1. Mythes, emblèmes, traces – Morphologie et histoire, Carlo Ginzburg, Flammarion, 1989.
2. L’Homme-trace. Des traces du corps au corps-trace, Béatrice Galinon-Mélénec, CNRS, tome 4, 2017 (et les trois premiers tomes de la série L’Homme trace).
3. La Démocratie de l’entre-soi, Pascal Perrineau et Luc Rouban (dir.), Presses de SciencesPo, 2017.