« The one best way ». C’est ainsi que Frederick Taylor résume son approche du travail à l’usine. Pour lui, l’organisation optimale du facteur travail existe. Il faut la définir pour chacune des étapes de la fabrication et la dupliquer pour produire vite et bien. La méthode lancée par cet ingénieur issu du rang (il a commencé comme ouvrier dans la sidérurgie), c’est l’Organisation Scientifique du Travail (OST, 1911).
Son modèle, c'est l’armée. Sur un bateau de guerre, pas de place pour l’à-peu-près, aucune pour la discussion : il faut exécuter avec précision la manœuvre, exactement au moment demandé. Pour cela, les équipages sont sous la surveillance du contremaître, un sous-officier chargé de faire exécuter les ordres. Le management est donc hiérarchique et vertical, avec un modèle unique, que les ouvriers doivent appliquer sous la surveillance constante d’un chef d’équipe, le contremaître, considéré par les ouvriers comme l’œil et la main de la direction.
Quête d'efficacité à tout prix
Les industriels américains puis européens s’enthousiasment. Ils apprécient l’efficacité, le respect de la hiérarchie, la normalisation des gestes et la lutte contre la « flânerie systématique », selon le mot de Taylor. Vieux débat à vrai dire omniprésent sur les lieux de production. Il faut se rappeler que les ouvriers occidentaux du début du XXe siècle commencent à obtenir des réductions du temps de travail.
Or les ouvriers les plus qualifiés, comme ceux de Renault avant 1914, font grève pour s’opposer au taylorisme. Ils récusent précisément cette « lutte contre les temps morts ». En effet, le taylorisme est aussi, pour les patrons, un outil contre le « coulage ouvrier », cette propension à « jouer avec la règle » (Michel Crozier) pour s’autoriser des pauses… et à réduire l’efficacité au travail. C’est à partir de cette époque que l’on scie le bas des portes des toilettes pour mesurer un temps « raisonnable » de pause d’hygiène. Les ouvriers craignent également le retour au paiement à la pièce, comme aux débuts de l’industrialisation.
Il faut souligner combien le taylorisme a fait des émules, y compris dans les services. La Première Guerre mondiale accélère la conversion du capitalisme aux méthodes tayloriennes. L’équation est simple : en France, par exemple, la mobilisation de la main-d’œuvre est massive alors que les nécessités de la production de masse pour la guerre industrielle sont considérables. Les pénuries de main-d’œuvre d’après-guerre rendent le taylorisme encore plus nécessaire en Europe : la saignée démographique de 1914-1918 a emporté environ 10 % de la main-d’œuvre allemande ou française.
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Michelin fasciné
Ayant installé des usines en Amérique du Nord, où le taylorisme est la norme dès avant 1914, Marcel Michelin a personnellement observé avec grand intérêt les méthodes tayloriennes aux États-Unis. En 1921, la firme crée le Comité Michelin, pour diffuser le taylorisme auprès des grandes écoles. Michelin entend aussi convaincre les ouvriers et diffuse une brochure illustrée qui compare un ouvrier américain, Sam, à son homologue français, François. Sam est un ouvrier modèle, il suit les recommandations de la firme, produit plus et se voit récompensé en termes salariaux : il va à l’usine en Ford T. François en reste aux pratiques anciennes et va à l’usine… à vélo !
Dans Les Temps modernes (1936), Charles Chaplin montre un ouvrier littéralement dévoré par le taylorisme, au point de devenir le rouage d’une machine. Metropolis, de Fritz Lang (1927), était plus sombre : cette dystopie oppose une ville futuriste qui vit grâce à une ville souterraine où les ouvriers ne sont plus que des matricules interchangeables soumis à une pression productive permanente. L’OST taylorienne va si loin qu’il n’est plus nécessaire de placer des chefs au sein d’une hiérarchie pour transmettre des ordres et contrôler : chacun suit sa check-list, sans avoir besoin d’être supervisé.
À la même période, l’ingénieur français Henri Fayol, dans une charge virulente, accuse Taylor de semer le plus grand désordre dans les entreprises en remettant en cause le sacro-saint principe d’unité de commandement, seul capable d’intégrer toute organisation. Administration industrielle et générale, publié en 1916, cadre les activités des firmes à travers 14 principes articulés autour de la notion de commandement. Ses recommandations seront largement suivies, y compris aux États-Unis. Ces deux auteurs ont toutefois en commun la recherche de la meilleure et unique façon de produire (the one best way).
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Partager les gains de productivité ?
Les gains de productivité du taylorisme ont-ils aussi bénéficié aux salariés ? C’est là que le bât blesse : ils n’ont pas été suffisamment redistribués sous forme de salaires. Taylor lui-même considérait que le travail parcellisé était épuisant, car répétitif : dès 1895, soit avant la loi sur le repos dominical de 1906 en France, il recommande d’octroyer un jour hebdomadaire pour « laisser reposer la force de travail » et de redistribuer en salaires une partie des gains de productivité réalisés.
Ford (et les quelques patrons qui l’ont suivi dans sa volonté de « salaires d’efficience ») ne fait pas le fordisme ! Le pacte socio-productif du taylorisme est demeuré inachevé, les patrons considérant encore largement le salaire comme un simple coût : nombre d’entre eux étaient restés à la « loi d’airain » ! La consommation des années 1920, pour brillante qu’elle paraissait, ne reposait donc en réalité que sur une frange de la population occidentale. C’est bien cette inadéquation entre une offre moderne et une demande archaïque qui explique l’engorgement à venir de la crise de 1929. Ce n’est qu’après 1945 que se généraliseront les contreparties salariales aux gains de productivité. Comme le résume l’économiste Daniel Cohen : « Le fordisme, c’est le taylorisme plus les hauts salaires. »