La pandémie qui sévit dans le monde a conduit les autorités à mettre brutalement à l’arrêt des pans entiers de l’économie : restaurants, bars, cinémas…
Les lieux de convivialité habituels sont fermés ou ne conservent qu’une activité réduite pour limiter l’expansion du virus. Pourtant, une partie des populations refuse de se plier aux restrictions et interdictions – fêtes illégales, restaurants ou cafés clandestins.
Aux États-Unis, le 16 janvier 1919, l’adoption du 18e amendement de la Constitution interdit « la fabrication, la vente ou le transport d’alcool et l’importation ou l’exportation d’alcool à des fins de boissons ».
Il s’agit, là aussi, de protéger la population d’un fléau qui menace le corps social.
En quelques jours, des usines sont fermées, les saloons sont priés de se reconvertir en salons de thé et les épiceries perdent une part importante de leur chiffre d’affaires.
Ce qui suit est cependant très inattendu et va aux antipodes des souhaits des promoteurs de l’interdiction.
Croisade des ligues et hyper-concurrence entre mafias
La prohibition n’arrive pas par hasard. Elle est à la convergence de divers courants qui veulent moraliser la société.
Issue de la tradition puritaine qui veut faire des États-Unis une nation vertueuse, elle s’appuie sur les églises protestantes, les ligues féministes, mais aussi les organisations comme le Ku Klux Klan, qui considèrent que l’alcool rend les minorités et les immigrants dangereux.
C’est donc une véritable « croisade », portée en particulier par les ligues féminines comme la Women’s Christian Temperance Union, qui dénoncent les violences conjugales et le vice imprégnant les saloons : la prostitution et les jeux sont souvent associés à la consommation d’alcool.
La prohibition fournit un cadre propice au développement d’entreprises en marge de la loi.
La clientèle potentielle est considérable et les sanctions prévues par la loi très limitées par rapport à celles que peuvent entraîner les activités criminelles traditionnelles comme le racket, le proxénétisme, les jeux clandestins ou le vol à main armée.
D’autant que la lutte contre le trafic d’alcool a été confiée au département du Trésor et non à celui de la Justice.
La seule difficulté vient de la complexité de l’organisation à mettre en place : les volumes de marchandise illicite sont considérables, la logistique importante, des complicités doivent être trouvées dans toutes les administrations.
Seules les organisations les plus performantes en sont capables : l’esprit d’entreprise va épouser là une cause inattendue.
Très vite, le marché de l’alcool devient hyper-concurrentiel : les villes se partagent entre gangs rivaux selon leur origine ethnique (Siciliens, Irlandais catholiques ou Juifs) et les conflits « commerciaux » sont réglés de manière radicale, comme le révèle l’élimination de ses concurrents irlandais par Al Capone, le jour de la Saint-Valentin 1929.

Élus corrompus
Le succès est au rendez-vous. Dans toutes les villes se multiplient les bars clandestins, les speakeasies, où l’on peut s’enivrer au son du jazz.
Les ventes d’alcool médicinal font les beaux jours des pharmaciens, les viticulteurs de Californie se battent pour conquérir le marché du vin de messe. Des apprentis chimistes et distillateurs s’enrichissent grâce à des formules souvent frelatées et dangereuses (le nombre d’aveugles augmente considérablement).
Des fortunes gigantesques se constituent, la plupart du temps, au grand jour.
La consommation d’alcool dur ne cesse d’augmenter entre 1919 et 1933 : rien qu’à Chicago, on compte plus de 20 000 bars clandestins.
Au sommet de sa puissance, l’organisation d’Al Capone réalise un chiffre d’affaires de 60 millions de dollars mensuels !

En 1929, les Américains consomment 900 millions de litres d’alcool, trois milliards de litres de bière, 530 millions de litres de vin.
En 1932, plus de 2 000 gangsters et 500 agents du service des fraudes trouvent la mort.
Dans la plupart des villes, police et élus sont corrompus, l’exemple le plus célèbre étant celui du maire républicain de Chicago, « Big Bill » Thompson, dont l’élection a été financée par l’Outfit, le gang de Capone. Ce dernier finit par tomber, non pour ses crimes (on lui impute entre 250 et 400 assassinats) mais pour… fraude fiscale.
Coca-Cola triomphe
Constatant les dégâts, Franklin Roosevelt met fin à la prohibition en 1933.
Les raisons sont diverses. Il s’agit d’abord de drainer de nouveau les taxes sur l’alcool vers les finances publiques et de limiter la puissance de la mafia.
La prohibition a enrichi le crime organisé dont les États-Unis ne réussiront jamais à se défaire.
Les villes de Las Vegas et d’Atlantic City ont permis de recycler une partie des gains de la mafia. Des familles célèbres, comme les Kennedy, ont profité de la période.
Le crime s’est ensuite réorienté vers des activités plus ordinaires. Après la Seconde Guerre mondiale, ce sont les stupéfiants qui deviennent la grande affaire. Pour l’anecdote, c’est aussi la prohibition qui a fait la fortune d’une firme d’Atlanta qui avait baptisé son cola « The Great American Temperance Drink ».