Science Politique
Comment l’abaya rouvre les clivages français sur la laïcité
La décision du ministre de l'éducation nationale a rouvert un vieux débat français, entre partisans d'une laïcité « ouverte » et ceux en faveur d'une laïcité « républicaine ».
Clément Rouget
© ANDREA MANTOVANI/NYT-REDUX-REA
« Lorsque vous rentrez dans une salle de classe, vous ne devez pas être capable d’identifier la religion des élèves en les regardant. » C’est par ces mots que le tout nouveau ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal, a déclaré sur TF1 dimanche soir, que le port de l’abaya - une longue robe traditionnelle portée par certaines élèves musulmanes, qui couvre tout le corps sauf le visage, les mains et les pieds - serait interdit à l’école.
Cette décision intervient alors que le nombre de signalements pour atteinte à la laïcité à l’école a augmenté de 120 % en un an, passant de 2 167 en 2021-2022 à 4 710 en 2022-2023, selon une note des services de l’État, dont 40 % des remontées aujourd’hui concernent l’abaya, rapporte le journal Le Monde.
Cette décision a suscité de vives réactions dans le monde politique et associatif : entre ceux qui dénoncent une stigmatisation des musulmans et une atteinte à la liberté religieuse (« une nouvelle absurde guerre de religion entièrement artificielle à propos d’un habit féminin » pour Jean-Luc Mélenchon) et ceux qui se réjouissent que la confession des élèves ne soit pas visible dans les salles de classe.
En France, la place du religieux à l’école est un sujet récurrent du débat public depuis l’affaire du foulard islamique de Creil en 1989.
La date à retenir
15 mars 2004 - Vote au parlement de la Loi n° 2004-228, dite aussi « loi sur le voile islamique » encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles (ce qui inclut le voile islamique, la kippa, le port de grandes croix…), collèges et lycées publics.
Cette loi fait suite au Rapport Stasi, remis en décembre 2003 au président de la République de l’époque, Jacque Chirac, qui recommande l’enseignement accru de la laïcité et de la religion à l’école et l’intransigeance face à ceux qui veulent modifier les programmes scolaires qui contreviendraient à leur foi religieuse, comme l’enseignement de la théorie de l’évolution.
Elle est votée par l’immense majorité des députés (494 votes pour, 36 contres, 31 abstentions.)
La laïcité est un principe inscrit dans la Constitution française depuis 1946, puis réaffirmé dans l’article 1er de la constitution de la Ve République en 1958. Elle garantit la liberté de conscience, c’est-à-dire le droit d’avoir ou de ne pas avoir de religion, d’en changer ou de ne plus en avoir, et de manifester ses croyances ou convictions dans les limites du respect de l’ordre public.
Elle implique aussi la neutralité de l’État, qui ne reconnaît, ni ne finance aucun culte, et qui ne doit pas intervenir dans les affaires religieuses (sauf en Alsace-Moselle, qui faisait partie, au moment de la Loi de séparation de l’Église et de l’État en 1905, de l’empire Allemand et dans certains territoires d’outre-mer, où les cultes relèvent de régimes particuliers).
Mais la laïcité n’est pas un concept figé. C’est un principe qui s’adapte aux évolutions de la société et aux combats politiques.
Schématiquement, deux visions de la laïcité s’opposent en France. D’un côté l’on trouve les partisans d’une laïcité "ouverte" (laxiste selon ses adversaires ), plus sensibles à la liberté religieuse, de conscience et au dialogue interreligieux.
De l’autre, ceux d’une laïcité "républicaine" (de combat ou fermée pour ses opposants), portée historiquement par les mouvements de gauche anticléricaux au XIXe siècle, qui vise à réduire l’influence des autorités religieuses et la place de la religion dans la sphère publique et politique.
La question de l’abaya, et avant elle, celles de la burqa (2010) ou du voile, vient de réveiller les désaccords.
Lire aussi > En dates. La laïcité à la française, un concept discuté
La laïcité est le résultat d’un processus historique de sécularisation, soit le passage progressif de certaines valeurs, fonctions ou biens du domaine du sacré (religieux) au domaine du profane (laïc). Autrement dit, c’est le fait que la religion perd de son influence sur la société et sur les individus.
Lire aussi > Weber. Le désenchantement du monde : un mythe sociologique ?
Ce mouvement de sécularisation débute véritablement en France avec la philosophie des Lumières au XVIIIe siècle, qui remet en cause l’autorité de l’Église et valorise la raison humaine. Elle se poursuit avec la Révolution française, qui abolit les privilèges du clergé, puis avec la loi de 1905, qui consacre la séparation des Églises et de l’État.
Cela se traduit par plusieurs phénomènes : la diminution de la pratique religieuse, la diversification des croyances et des appartenances, la privatisation de la foi… Elle n’implique pas pour autant la disparition de la religion, qui reste un fait social et culturel important.
Surtout, ce phénomène reste très inégalement avancé selon les pays et les continents : il est par exemple beaucoup plus avancé en Europe qu’aux États-Unis.
Et cette sécularisation n’est pas non plus irréversible, comme le montre l’essor de l’Islam en France durant ces dernières décennies.
Lire aussi > États-Unis. Riches et religieux : l’exception américaine
« La laïcité est un principe de droit politique qui se fonde sur trois exigences indissociables : la liberté de conscience, l’égalité de tous les citoyens quelles que soient leurs convictions spirituelles, leur sexe ou leur origine, et la visée de l’intérêt général, du bien commun à tous, comme seule raison d’être de l’État. Elle consiste à affranchir l’ensemble de la sphère publique de toute emprise exercée au nom d’une religion ou d’une idéologie particulière. »
Henri Pena-Ruiz, Philosophe français expert des questions de laïcité. Qu’est-ce que la laïcité ?, Gallimard, 2003.
Utile pour ces chapitres
Première HGGSP : « Analyser les relations entre États et religions »
Terminale SES : « Quelle est l’action de l’École sur les destins individuels et sur l’évolution de la société ? »
Seconde SES : « Comment devenons-nous des acteurs sociaux ? »
- Accueil
- Idées
- Sociologie
Comment l’abaya rouvre les clivages français sur la laïcité