Le texte original de Yann Moulier-Boutang
« Par capitalisme cognitif, nous désignons une modalité d’accumulation dans laquelle l’objet de l’accumulation est principalement constitué par la connaissance, qui devient la ressource principale de la valeur ainsi que le lieu principal du procès de valorisation.
Les stratégies de ce capitalisme se déterminent à partir de la recherche d’un positionnement spatial, institutionnel et organisationnel propre à accroître la capacité à s’impliquer dans un processus créatif et à en capter les bénéfices.
Le mode de production du capitalisme cognitif, si on veut en donner une description concrète, mais suffisamment générale pour couvrir toutes les variétés de situation (production de biens matériels, de services, de signes, de symboles), repose sur le travail de coopération des cerveaux réunis en réseau au moyen d’ordinateurs.
Ce régime se manifeste empiriquement par la place importante de la recherche, du progrès technique, de l’éducation, de la circulation de l’information, des systèmes de communication, de l’innovation, de l’apprentissage organisationnel et du management stratégique des organisations.
Du côté de la demande, la consommation est aussi orientée vers la technique, et notamment vers les techniques de l’esprit, c’est-à-dire celles qui mettent en jeu les facultés mentales via l’interaction avec les nouveaux objets techniques : l’audiovisuel, les ordinateurs, l’Internet, les consoles de jeu. Il en résulte que le capital humain et la qualité de la population sont devenus d’ores et déjà le facteur crucial de la nouvelle richesse des nations.
Aujourd’hui, la solitude du cognitariat contraste avec sa centralité productive. Tout comme le prolétariat d’autrefois. La classe ouvrière fond à la vitesse effarante des fermetures d’usines. Elle est parfois transformée en prolétariat sensible au populisme qui défend le drapeau national et le protectionnisme.
Mais elle ne voit pas le développement foudroyant du cognitariat dans l’éducation, dans les services à la personne, celui du cybertariat dans les centres d’appels et du netariat dans la grande distribution.
Si bien que les thèmes culturels classiques de la construction du mouvement ouvrier des XIXe et XXe siècles (l’unité de la condition salariale, la tangibilité du travail fourni, le temps de travail mesuré par la présence sur le lieu de travail) sont désormais tristement déclinés contre les formes d’organisation des nouveaux vecteurs de production de richesse. »
Le capitalisme cognitif. La nouvelle grande transformation (éditions Amsterdam, 2007, extrait), Yann Moulier-Boutang.
Qui suis-je ?
Économiste et philosophe français né en 1949, Yann Moulier-Boutang est militant écologiste et directeur de la revue Multitudes.
Yann Moulier-Boutang est partisan d’un revenu universel d’existence et d’une économie contributive de « pollinisation » prenant le contre-pied de l’économie productiviste préconisée par les penseurs du libéralisme. Il est spécialiste du capitalisme cognitif (ou également économie du savoir, de la connaissance), nouvelle phase de l’histoire économique apparue avec la révolution informatique dans la deuxième moitié du XXe siècle.
L'analyse de l'économiste Martial Poirson
Parfois confondu avec l’économie de la connaissance, voire de l’immatériel, alors qu’il recouvre un phénomène plus large, le capitalisme cognitif est une forme neuve de production économique.
Il représente une nouvelle phase du capitalisme, dans laquelle la source prédominante de valeur économique repose sur l’exploitation des savoirs, entendus dans une acception large comprenant aussi bien la raison que les affects.
Cette transformation n’a pas vocation à se substituer aux systèmes économiques historiques de l’échange (capitalisme marchand), de la production (capitalisme industriel) ou de la spéculation (capitalisme financier), mais à s’y superposer.
Le capitalisme cognitif modifie le processus taylorien-fordien fondé sur la division scientifique du travail, la spécialisation, voire l’autonomisation des tâches, la recherche d’économies d’échelles au sein d’une production et d’une consommation de masse et le développement de l’actionnariat d’entreprise, dans la mesure où il déporte la stratégie d’accumulation du capital dans le champ de l’innovation, la créativité, l’invention, la propriété intellectuelle, les brevets ou les arts.
Comme la « troisième révolution industrielle » prophétisée par Jeremy Rifkin, le capitalisme cognitif repose sur une mutation des moyens de communication et d’information, des ressources énergétiques et des formes d’organisation de l’existence.
Considérer les externalités positives
Partant du double constat selon lequel l’immatériel constitue plus de la moitié de l’investissement, et la révolution numérique une mutation profonde dans les processus de production et de consommation depuis les années 1980, l’économiste Yann Moulier-Boutang reprend à son compte la métaphore apicole de la ruche fondamentale dans La Fable des abeilles (1714) de Mandeville.
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L’économiste en propose dans L’Abeille et l’économiste (2010) une contre-lecture : il invite à considérer la production de miel, base du modèle productiviste, voire extractiviste, comme une activité résiduelle secondaire au regard de la pollinisation, contribution essentielle à la reproduction de la vie sur terre.
C’est donc en prenant en considération, non la production quantifiable de miel, mais les externalités positives engendrées par l’activité indirectement productive de pollinisation qu’il faut prendre la juste mesure d’une économie contributive devenue le nouvel horizon d’attente d’un capitalisme cognitif dont la richesse produite est proprement incommensurable et s’évalue à l’aune de l’existence humaine.
Externalité positive
Situation dans laquelle un agent économique profite des effets positifs d’une activité économique sans en payer le prix.
Moulier-Boutang voit dans l’avènement de ces « sociétés pollen » une « nouvelle grande transformation » (Karl Polanyi), reposant sur le réencastrement de l’économie dans le social dont elle s’était affranchie pendant l’ère libérale.
Elle caractérise un nouveau modèle économique s’affranchissant du revenu net du produit marchand au profit de la perpétuation de l’écosystème, de l’optimisation des externalités positives multiples générées par l’activité économique et du développement d’une nouvelle classe de travailleurs, le « cognitariat », dont la captation de la production intellectuelle constitue désormais l’objet même de l’accumulation capitalistique.
Une source de mieux-être pour l’humain
Les conséquences de cette mutation profonde sur l’économie politique sont ambivalentes. Certes, le capitalisme cognitif est susceptible de mettre au premier plan le travail d’invention créatrice, privilégiant un cognitariat qui en est le principal pourvoyeur, et de concourir à la circulation et à l’échange généralisé de ce savoir devenu pléthorique au sein d’une économie contributive qui place l’économie du care au premier plan.
Il est alors considéré comme source de mieux-être pour l’humain et de diminution de l’empreinte écologique du modèle productiviste sur l’anthropocène, cette période à partir de laquelle l’influence de l’homme sur la planète serait devenue prédominante.
Anthropocène
Signifiant « ère de l’être humain », cette nouvelle phase géologique a été déclenchée par la Ière Révolution industrielle.
Cependant, ce modèle économique peut tout aussi bien évoluer vers de nouvelles formes d’affrontement symbolique pour l’appropriation, voire la monopolisation de cette source de richesse issue du capital humain au sein d’un knowledge management, qui cherche à optimiser la gestion des ressources intellectuelles, cognitives et affectives. Quitte à ce que cognitariat rime avec précariat.
Dessin de Gilles Rapaport
Les risques d’une captation du temps d’attention du cerveau
Ce capitalisme cognitif est en outre susceptible, à la faveur de la surabondance inédite d’informations et de données directement exploitables par le plus grand nombre, d’inspirer, soit de nouvelles formes de partage des connaissances et des compétences, soit de nouvelles pratiques d’assujettissement des désirs et de l’intelligence, en opérant une captation du temps d’attention du cerveau, saturé par la surabondance de savoirs et les sollicitations constantes des médias, de la publicité et des récits au sein d’un storytelling management et d’un digital storytelling.
Autrement dit, la montée en puissance de l’activité cognitive pourrait donner lieu, non à une diversification sans précédent, mais à une repolarisation sans égale de l’économie de l’immatériel, considérée comme la « croissance de demain ».
S’il est trop tôt pour dire dans quelle direction est susceptible d’évoluer la conjoncture propre au capitalisme cognitif, il est urgent de s’interroger sur ses enjeux, envisagés dans une perspective économique et politique élargie.
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