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Comment les crises ont changé les économistes
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Comment les crises ont changé les économistes
Sélection abonnésIls ont beau se réclamer de la « plus scientifique des sciences sociales », les économistes se sont souvent trompés, le summum ayant été atteint lors de la crise financière de 2008. Entre remises en cause théoriques et succès de la microéconomie expérimentale de terrain, la discipline prend conscience de ses limites.
Yves Adaken
© HAZEL THOMPSON/NYT-REDUX-REA
Les économistes ont une mauvaise image, en partie méritée. C’est le constat dressé par Esther Duflo et Abhijit V. Banerjee dans leur ouvrage, Économie utile pour des temps difficiles. Les lauréats du prix Nobel d’économie 2019 y citent des études d’opinion accordant aux économistes une cote de confiance d’à peine 25 % au Royaume-Uni et aux États-Unis, soit deux fois moins que les prévisionnistes météo. Seuls les politiciens font pire.
En France, un sondage Harris Interactive attribue aux économistes une cote de confiance de 44 %, moins que les « intellectuels » (55 %), beaucoup moins que les « scientifiques » (78 %) auxquels, manifestement, la population ne les associe pas. De quoi inciter les économistes à plus de modestie, eux dont le sentiment de supériorité sur les autres sciences sociales semble bien établi.
Cette surestime de soi a d’ailleurs fait l’objet en 2014 d’une étude menée par un économiste français, Yann Algan, et deux sociologues Marion Fourcade et Étienne Ollion. Ils décrivent une discipline très hiérarchisée où règne l’obsession du classement, c’est-à-dire du nombre de citations dans les grandes revues à comité de lecture. Durant leur formation, les économistes se montrent aussi plus individualistes, voire plus égoïstes, selon des expériences comparant des étudiants de différentes matières.
Les économistes ont une mauvaise image, en partie méritée. C’est le constat dressé par Esther Duflo et Abhijit V. Banerjee dans leur ouvrage, Économie utile pour des temps difficiles. Les lauréats du prix Nobel d’économie 2019 y citent des études d’opinion accordant aux économistes une cote de confiance d’à peine 25 % au Royaume-Uni et aux États-Unis, soit deux fois moins que les prévisionnistes météo. Seuls les politiciens font pire.
En France, un sondage Harris Interactive attribue aux économistes une cote de confiance de 44 %, moins que les « intellectuels » (55 %), beaucoup moins que les « scientifiques » (78 %) auxquels, manifestement, la population ne les associe pas. De quoi inciter les économistes à plus de modestie, eux dont le sentiment de supériorité sur les autres sciences sociales semble bien établi.
Cette surestime de soi a d’ailleurs fait l’objet en 2014 d’une étude menée par un économiste français, Yann Algan, et deux sociologues Marion Fourcade et Étienne Ollion. Ils décrivent une discipline très hiérarchisée où règne l’obsession du classement, c’est-à-dire du nombre de citations dans les grandes revues à comité de lecture. Durant leur formation, les économistes se montrent aussi plus individualistes, voire plus égoïstes, selon des expériences comparant des étudiants de différentes matières.
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Mais le trait le plus remarquable est la confiance qu’ils ont dans leur capacité à résoudre les problèmes. « L’économie, contrairement à la sociologie ou à la science politique, est devenue une puissante force de transformation, relèvent nos trois auteurs. Les économistes ne se contentent pas de dépeindre une réalité, ils la font advenir en diffusant leurs conseils et leurs outils. En jargon sociologique, ils “performent” la réalité. » De quoi justifier des rémunérations parmi les plus élevées du monde académique.
Source : La confiance des Français dans différents acteurs et personnalités, Sondage Harris interactive, 2019.
Biais idéologiques
Le complexe de supériorité des économistes se fonde aussi sur la scientificité de la matière et sur leur aptitude à maîtriser les mathématiques. Selon une enquête réalisée par David Colander au début des années 2000, pour 77 % des diplômés en économie interrogés, « l’économie est la plus scientifique des sciences sociales ». Alors, certes, « l’économie est la science sociale qui est la plus proche des sciences de la nature, puisqu’elle recourt à des modèles formalisés (littéraires ou mathématisés) qu’elle confronte à la réalité empirique en utilisant la mesure, écrit Sylvestre Frézal, auteur de Modèles et mesures, éléments d’épistémologie économique. Mais l’objet qu’elle étudie n’est pas celui des sciences de la nature ».
L’être humain est plus imprévisible que l’atome et ses interactions en société le sont encore plus. Les modèles qui essaient de prédire son comportement risquent donc fort de se tromper. Ce n’est pas la seule difficulté que doit surmonter l’expertise économique. « Proche du pouvoir et de la décision politique, l’ambition de l’économiste est perpétuellement menacée de devenir non scientifique et de servir les idéologies », ajoute Sylvestre Frézal.
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La neutralité revendiquée par les économistes est d’ailleurs battue en brèche par une étude des économistes Mohsen Javdani et Ha-Joon Chang qui ont soumis 15 affirmations économiques à 2 425 de leurs collègues en modifiant aléatoirement le nom de l’auteur. Résultat ? L’acceptation du point de vue d’un économiste du courant dominant diminue en moyenne de 7 % lorsqu’il est attribué à un économiste dit « hétérodoxe ».
Dominer ou coopérer ? Quand une discipline enlève ses œillères
En 1992, l’économiste américain Gary Becker est récompensé d’un prix Nobel « pour avoir étendu le domaine de l’analyse microéconomique à un grand nombre de comportements humains y compris non marchands ». C’est ainsi qu’il applique le principe de la maximisation de l’utilité au mariage et au divorce. Une approche qui marque l’apogée de « l’impérialisme économique », comme il le revendiquait lui-même, écrivent Les Échos à sa mort.
Forts de leur capacité à traiter des masses de données et à établir des corrélations, les économistes n’hésitent pas à s’emparer des grandes questions d’autres disciplines. Ils sont capables de produire des modèles prévoyant le résultat des élections en fonction du taux de chômage ou d’expliquer une guerre civile par un facteur exogène comme la pluviométrie. Une approche enrichissante quand elle ne se montre pas trop hégémonique. L’explication économique n’étant ni la seule ni forcément la principale.
Plus concrête
L’économiste Steven Levitt a systématisé cet éclectisme avec ses freakonomics, une « économie saugrenue » où il établit des liens surprenants entre des faits sociaux apparemment éloignés. Il a par exemple relié la baisse de la criminalité aux États-Unis dans les années 1990 à la légalisation de l’avortement en 1973 via l’arrêt Roe vs Wade et à la suppression d’une « génération de criminels en puissance » issue des milieux très défavorisés.
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Longtemps réticents à tenir compte des travaux des autres sciences sociales, les économistes tendent de plus en plus à intégrer d’autres approches, notamment psychologiques. Quitte à questionner un principe comme la rationalité des acteurs. La neuroéconomie a mis ainsi en évidence le rôle des émotions dans la décision économique.
L’économie est aussi devenue plus concrète, s’intéressant à des grandes questions comme les inégalités, l’innovation, la soutenabilité environnementale, l’évaluation des politiques publiques, n’hésitant pas, là encore, à croiser les regards. Le projet international CORE, qui vise à réformer l’enseignement de l’économie, apprend à ses étudiants que « l’économie est une science pluridisciplinaire, irriguée en permanence par la recherche en psychologie, en histoire, en sciences sociales et en sciences dures ». Une sacrée évolution.
Presque muets contre les subprimes
Le problème, c’est que ce biais idéologique semble avoir joué un rôle dans la crise financière de 2007-2008. « Cette crise, les économistes ne l’avaient pas vu venir. En particulier les spécialistes de la finance, dont je fais partie, reconnaît ainsi Thomas Philippon, professeur à l’Université de New York, dans une tribune au Monde. Lors des conférences universitaires des années 2000, on entendait surtout chanter les louanges de la finance. L’accroissement de la financiarisation de l’économie n’aurait que des effets bénéfiques, notamment quant à l’allocation du capital. »
De fait, les économistes n’ont rien fait pour empêcher le développement d’un marché des subprimes, ces crédits immobiliers accordés à des ménages non solvables. Pire, ils l’ont encouragé, certains de leurs membres les plus éminents occupant des postes à la Maison blanche ou à la Fed. Le documentaire Inside Job, sorti en 2010, a par ailleurs pointé les conflits d’intérêts de plusieurs de ces universitaires rémunérés en parallèle par des banques spéculant sur ces produits financiers très risqués.
Réaliser le même tableau pour la France serait difficile. Il faudrait exploiter et croiser des bases difficilement accessibles concernant les économistes employés par l’État et ceux du secteur privé. Source : Données du US Census Bureau.
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Si les modèles des économistes ont été incapables de prévoir la crise, ils ont également échoué à guider les bonnes politiques. Le soutien à l’activité a ainsi laissé place trop vite à la réduction des déficits. Dans une note publiée en 2013, les économistes du FMI Olivier Blanchard et Daniel Leigh ont reconnu s’être trompés sur les effets de l’austérité. La faute à une mauvaise évaluation du multiplicateur budgétaire.
Celui-ci est en effet un des paramètres des modèles dits d’équilibre général dynamique stochastique (DSGE). « Ils étaient très populaires aux USA, ils le sont beaucoup moins, constate l’économiste Patrick Artus sur France Culture. Le système européen des banques centrales en a fait son instrument de référence. Le problème, c’est que ces modèles ne peuvent pas intégrer toutes les anomalies, les myopies de comportement, les inerties diverses. » Pour les économistes hétérodoxes, toutefois, les modèles ne souffrent pas seulement d’imperfections mais, plus gravement, de l’hypothèse de marchés auto-équilibrés sur laquelle ils sont fondés. La vérité, c’est que des incertitudes demeurent sur nombre de faits économiques.
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En 2013, le duel des Nobel
Contrairement à son équivalent pour les sciences dures, le « prix de la banque de Suède en sciences économiques, appelé prix Nobel d’Économie en hommage à Alfred Nobel », ne sanctionne pas un consensus scientifique. En 2013, le jury n’a vu aucun problème à récompenser deux économistes aux vues… absolument opposées. Eugène Fama, de l’université de Chicago, qui affirme l’efficience des marchés financiers ; et Robert Shiller, de l’université de Yale qui professe le contraire. Celui-ci a passé son discours de réception du prix à dézinguer la théorie de son collègue. Il est vrai que, contrairement à lui, il avait prédit la crise boursière de 2000, puis la crise immobilière de 2007…
Essor de l’empirique
En 2022, c’est ainsi la question de l’inflation qui occupe le devant de la scène. Va-t-elle être durable ? Les banques centrales ont longtemps tablé sur un phénomène « transitoire » jusqu’à ce que les faits leur donnent tort. Impitoyable, The Economist titrait en une, le 23 avril, « La Fed qui a failli » sur l’inflation. Sauf que les causes de celle-ci font débat. Et qu’augmenter trop fortement les taux d’intérêt pourrait s’avérer un remède pire que le mal.
Face aux difficultés de la macroéconomie, la majorité des économistes semble s’être reportée sur l’approche concrète de la microéconomie. « Nous devons changer l’économie en nous éloignant de la théorie pure pour aller vers l’expérimentation et l’application pratique », estime Esther Duflo. Au moyen d’essais à petite échelle, elle cherche à répondre à des questions très pratiques comme : « Faut-il donner des moustiquaires ou les faire payer ? ». Fort de 400 chercheurs, son Laboratoire d'action contre la pauvreté (J-PAL) revendique un millier de projets et 400 millions de personnes touchées.
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Reste que si la démarche empirique a le vent en poupe, elle ne débouche pas forcément sur des vérités scientifiques. Peut-on généraliser à l’échelle d’un pays des résultats obtenus localement dans des conditions particulières ? Ainsi en est-il de la question de l’impact d’une hausse du salaire minimum sur le chômage. L’Organisation internationale du travail recense pas moins de 70 études. Mais les résultats vont de « très négatif » à « faiblement positif ». Pas facile d’en tirer un principe pour agir.
D’autant que, contrairement à une expérience chimique, ces études sont rarement reproductibles à l’identique. Ce travail de vérification et de réplication par des pairs est trop rarement effectué. Il représente à peine 0,6 % des quelque 29 643 « papiers » économiques publiés entre 2010 et 2020 et examinés par un trio d’économistes allemands. De quoi inciter, là encore, à la plus grande modestie…
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Maths, l’overdose ?
Destinée à synthétiser une situation en posant clairement les relations entre différentes variables, la formalisation mathématique en économie a pris une place jugée excessive par beaucoup. Une des principales charges est venue du prix Nobel 2018, Paul Romer. Il dénonce en 2015 ce qu’il appelle la mathiness, un « style mathématique » dont le seul but est de se faire passer pour de la science. Il donne lieu à des équations dont les variables ne sont pas mesurables ou, pire, à des hypothèses irréalistes qui cachent des intentions idéologiques.
Cet article est issu de notre numéro consacré aux économistes disponible par ici.