6 mai 2010, un krach éclair s’abat sur le marché des actions Nasdaq. Les valeurs des grandes entreprises technologiques américaines vacillent à une vitesse jamais observée. “C’était 45 minutes de folie”, raconte Marc Lenglet, à l’époque dans la partie et aujourd’hui professeur associé à Neoma Business School. Impressionnant quant on sait que le premier krach boursier d'envergure, celui du 24 octobre 1929, s'est étalé sur cinq jours. Entre ces deux dates, les bouleversements technologiques sont passés par là et ont profondément changé les mécanismes financiers.
A commencer par la Bourse elle-même. Depuis le XIVe siècle, les traders s'égosillaient en négociant au milieu de son parquet. Ils comptaient sur des coursiers qui sillonnaient la ville pour apporter les ordres d'achat et de vente. Les années 30 sont marquées par les tickers - ces panneaux faisant défiler les cotations et qui occupaient le milieu des Bourses. Les traders disposaient aussi du téléphone. Mais ces évolutions sont bien maigres comparées aux trois autres qui ont suivi.
1987 : Le parquet de la Bourse de Paris se vide
Finies les criées. Le 23 juin 1986, en France, la première transaction télématique est mandatée grâce à Cats, un logiciel canadien. Les négociateurs utilisent désormais leurs terminaux d’ordinateur pour observer l’état du marché et transmettre leurs ordres. Outre-Atlantique, ce système était utilisé depuis dix ans.
Le parquet du Palais Brongniart n’a plus lieu d’être : les dirigeants ayant fait le choix de placer les terminaux Cats en dehors de la Bourse. Cela évitait un écueil qu’avaient connu les Canadiens : les traders avaient continué à négocier en parallèle à l'oral, par dessus la machine, limitant l'efficacité du nouveau procédé. La corbeille de la Bourse de Paris est démantelée le 15 juillet 1987. Elle est renommée Cac pour Cotation assistée en continu. "C'est la fin d'une époque", comme le mentionne le présentateur de France 2, lors du JT.
L’automatisation intervient peu à peu au moment de la négociation. L’ordinateur est "bricolé" pour analyser les mouvement de prix au sein du marché puis déclencher des achats et des ventes à un montant très précis.
Cette fonctionnalité est soupçonnée d’être à l’origine du krach de 1987. Les ordres auraient engorgé le système de routage de la Bourse de New York pendant un week-end, pour venir se déverser d'un coup le fatidique lundi 19 octobre 1987
Fabian Muniesadirecteur de recherche au Centre de sociologie de l’innovation de Mines ParisTech
Ne pas confondre
Bourse et salle de marché
- La Bourse situe historiquement le lieu de la confrontation entre l’offre et la demande de titres financiers. Les entreprises privées, publiques ainsi que l’État peuvent y trouver des financements auprès d’investisseurs privés ou institutionnels. Depuis le XIVe siècle, un palais regroupait les négociateurs dans chaque grande ville mondiale. La Bourse est désormais dématérialisée.
- Les activités financières se déroulent aujourd’hui dans des salles de marché à l’intérieur des banques ou des sociétés spécialisées. Les brokers exécutent les ordres d’achats et de ventes d’actifs des investisseurs particuliers et les traders s’occupent des institutions, au sein de ce “front office”. Derrière, le “middle office” surveille les prises de risque et le “back office” gère la partie administrative.
1991-2000 : La révolution algorithmique
Depuis, l’ambiance a évolué, et est très loin “du Wall Street des années 80 retranscrite dans les films hollywoodiens”, remarque Fabian Muniesa. “Il n’y a plus d’hommes à col blanc transpirant. Les émotions sont plus intellectuelles, le trader se demande si son algorithme est plus puissant que celui du voisin.”

L'algorithmie est arrivée progressivement dans les usages des traders, selon Michael Vincent, ancien analyste quantitatif et auteur du livre le Banquier et le Citoyen. Cette nouveauté technologique marquée par l’arrivée dans la finance d’un langage de programmation informatique comme Python, en 1991. “Il y a une grosse utilisation de ce langage, par un effet de mode d’abord, mais aussi pour sa simplicité de scripting et des packages de statistiques puissants.”
Le rôle de la main, qui jusqu’à la fin des années 1990 jouait un rôle prédominant dans la passation de l’ordre (Hassoun, 2000 et 2005), s’est peu à peu trouvé réduit à la succession des activations de la souris et du clavier, et à l’interaction avec l’écran.
Marc Lenglet et Angelo RivaDe nouveaux métiers surgissent. Ils deviennent plus techniques : les analystes quantitatifs, aux côtés des traders dans les salles de marché, développent chacun leur propre bout de code dictant à la machine comment agir selon les courbes du marché.
2010 et le trading à haute fréquence
La révolution algorithmique n'est pas étrangère au krach du 6 mai 2010. Ce jour-là, certaines actions, comme celles d’Accenture, se sont effondrées à un centime. Celles d’Apple, à l’inverse, ont dépassé les 100 000$. Avant que tout ne revienne à la normale.
En cause, "80% des transactions sont médiatisées par des algorithmes” explique Marc Lenglet, un temps responsable conformité dans les salles de marché. Programmés pour déclencher un achat ou une vente à un certain prix, ils se sont exécutés parfois sans prendre en compte le contexte global.
Des rapports ont tenté de faire la lumière sur cet épisode, relatant les faits à la milliseconde. Car une action peut être vendue en micro, nano, picosecondes, une vitesse qui ne permet pas le contrôle. “Des micro-marchés sont créés en parallèle”. Marc Lenglet résume ainsi : “Le négociateur se trouve ainsi cantonné à la supervision des tâches déléguées à l’automate, réduisant le champ de ses interventions à un contrôle de l’évolution du travail algorithmique au fil de la journée.” Et le prix ne correspond plus à l’offre et de la demande.
Les innovations technologiques entretiennent cette course derrière le temps. A tel point que les salles de marché ne sont plus branchées sur la fibre optique, mais sur des technologies de micro-ondes ou de laser, pour échanger encore plus rapidement. “Un problème pour les traders londoniens qui sont souvent envahis par la brume”, ironise Marc Lenglet. “Et la brume altère les transmissions par onde.”
Image : © Palais Brongniart
Pour aller plus loin :
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Fabian Muniesa, Des marchés comme algorithmes : sociologie de la cotation électronique à la Bourse de Paris, Sociologie du Travail, Elsevier Masson, 2006.
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Fabian Muniesa, Contenir le marché : la transition de la criée à la cotation électronique à la Bourse de Paris, Sociologie du Travail, Elsevier Masson, 2005.
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Marc Lenglet, Angelo Riva, Les conséquences inattendues de la régulation financière : pourquoi les algorithmes génèrent-ils de nouveaux risques sur les marchés financiers ? Revue de la régulation, 2013.
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Marc Lenglet : Coder, décoder, recoder ? Ordres normatifs et enjeux de la régulation financière à l’ère du trading algorithmique, Revue française de gestion , 2017.
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Michael Vincent, Le banquier et le citoyen, Fondation Jean Jaurès, 2019.
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Fernand Gigon, Jeudi noir: Le jour du grand krach de 1929, Robert Lafont.