Émile Durkheim (1858-1917), fondateur de la première école française de sociologie, constate simplement qu’il n’existe aucune société qui, dans certaines proportions, ne connaît pas ce phénomène social qu’est le crime. C’est un invariant des sociétés humaines que l’existence de la délinquance. Ce qui varie, bien sûr, selon les lieux et les époques, ce sont les taux de criminalité et la définition même des crimes et délits. Par exemple, il n’existe pas de délit de blasphème en France, mais celui d’incitation à la haine raciale pour le dénigrement d’autrui en fonction de son origine.
Durkheim ajoute que le crime, pourtant répugnant aux yeux de la majorité des individus, est nécessaire à la « santé mentale » d’une société, dans la mesure où la violation de la règle choque la conscience commune et la raffermit. D’une part, la transgression de la norme légale et sociale que constitue un crime permet de rappeler la nécessité de la loi pour la cohésion sociale. D’autre part, la punition du crime vient montrer la sanction qui attend toute déviance. Cela produit un effet dissuasif qui renforce aussi la conscience collective. On pense notamment à l’affaire criminelle récente de la collégienne Lola, disparue puis retrouvée morte, dans le 19e arrondissement de Paris.
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Solidarité mécanique ou organique
Si le crime exerce une fonction sociale, le droit qui le sanctionne est un indicateur du niveau de développement de la société. Dans les sociétés anciennes, c’est une solidarité mécanique qui gouverne le groupe social. Les individus se ressemblent, les rôles sociaux sont limités, comme la démographie, et toute défaillance peut mettre en péril la société entière. C’est pourquoi on y exerce un droit essentiellement répressif.
Dans les sociétés à solidarité organique ou moderne, la densité démographique et morale est élevée, la différenciation des membres est accrue par la multiplicité des rôles sociaux ; l’interdépendance généralisée voit s’installer un droit restitutif. Même si la prison reste indispensable selon la gravité du crime et la dangerosité de l’auteur. La peine devrait avoir idéalement trois effets : un aspect punitif, un aspect restitutif et un aspect curatif ou réformiste. Hélas, en France, la prison peine à réformer socialement les détenus par manque de moyens et de personnel spécialisé (animateurs, enseignants, psychologues…). Il faut encourager chaque fois que possible une peine alternative à la prison (assignation à résidence, bracelet électronique, travaux d’intérêt général…).
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Le criminel, acteur rationnel
En se modernisant, dans les régimes démocratiques, la peine pénale s’est humanisée et exclut théoriquement la vengeance, l’humiliation, la torture et la mise à mort, qui faisaient le déshonneur des sociétés anciennes. Contrairement au discours populiste qui croit assister à un « ensauvagement de la société », les chiffres disent plutôt le contraire, que ce soit ceux du ministère de la Justice ou de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). En France, le taux d’homicide est passé de 2,79 pour 100 000 habitants en 1998 à 1,36 en 2019. Selon les toutes dernières données OCDE disponibles, le taux d’homicide moyen dans la zone OCDE est de 2,6 pour 100 000 habitants.
Dans un inédit paru récemment, Durkheim dresse une typologie des crimes, notamment par les causes sociales : l’altruisme, l’alcoolisme, l’ataraxie, l’anomie, le crime sexuel1. Le sociologue pensait qu’il fallait s’intéresser au fait criminel et non à l’auteur. Mais la justice ne peut être rendue sans l’auteur, en ignorant ses motivations et son comportement.
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La responsabilité individuelle telle qu’elle existe aujourd’hui en France depuis le nouveau Code pénal de 1994 indique que les causes sociales n’expliquent pas tout. D’autres, comme Cusson ou Gassin, proposent d’ajouter au contexte social une dimension stratégique essentielle.
On se représente alors un délinquant aussi rationnel que les autres membres de la société et qui sélectionne les meilleures opportunités pour la commission d’un délit ou d’un crime selon un calcul coûts-bénéfices (inoccupation des résidences, proximité des objets désirés, trajets à faire…), élaborant, pour parvenir à ses fins, les stratégies les plus appropriées. Ainsi, comme le consommateur, le criminel doit d’abord être vu comme un acteur rationnel dont le contexte social facilite ou non l’entrée dans une carrière délinquante.
Sources
1. Leçons de sociologie criminele E. Durkheim, édition scientifique de M. Béra, col. Bibliothèque des savoirs, Flammarion, 2022.