Pourquoi lui ?
Turco-américain, Daron Acemoğlu est l’un des économistes les plus cités de la planète. Chercheur particulièrement prolifique, avec plus d’une centaine d’articles de recherches publiés dans des revues à comité de lectures prestigieuses, il couvre un large champ de recherche : croissance et développement, technologie et innovation…
Il est également l’auteur de deux ouvrages majeurs sur la démocratie et la politique économique : Economic Origins of Dictatorship and Democracy (2006) and Why Nations Fail (2012), d’où le thème de cet entretien. En juillet, il est intervenu aux Rencontres Economiques d’Aix-en-Provence, organisées par notre partenaire Le Cercle des Economistes, sur le thème "Se saisir des inégalités."
Pour l'Éco. Défiance, abstention, populistes au pouvoir ? Pour vous, quels sont les principaux facteurs à l’origine de la crise des démocraties occidentales ?
Daron Acemoğlu. La hausse des inégalités qu’elles ont connues ces dernières décennies est certainement l’un des facteurs principaux, d’autant plus qu’elle est arrivée à une période où les aspirations de la population étaient particulièrement élevées.
Avec l’avènement de la mondialisation et des progrès technologiques considérables, beaucoup de promesses avaient été faites par les politiques et les médias aux individus, à la fois dans les pays développés et en développement. Seulement, beaucoup de personnes n’ont pas autant bénéficié que promis de ce nouveau monde avec ses profonds changements.
L’autre raison, c’est l’effondrement des médias traditionnels. Ce cadre médiatique n’était pas parfait mais a minima, il véhiculait une hiérarchie de l’information. Il permettait d’encadrer le discours politique pour que le public ait la possibilité d’entendre des discours opposés aux siens il pouvait conduire parfois à des compromis…
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Cela créait une forme de perception commune, des clés de compréhensions partagées, facilitant in fine la vie démocratique. À cet affaiblissement économique de la presse traditionnelle s’est ajoutée l’émergence les réseaux sociaux. Ils ont permis à des extrémistes et à des démagogues de créer leurs propres écosystèmes médiatiques en circuit fermé, affaiblissant le dialogue démocratique.
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À quoi peut-on s’attendre pour le futur ?
D’autres facteurs émergents vont continuer de compliquer la conduite des démocraties dans les années à venir : les nouvelles technologies de surveillance de masse, les quantités astronomiques de données individuelles entre les mains de gouvernements et de compagnies privées… Tout cela va continuer de façonner un monde très différent de celui dans lequel les démocraties se sont construites.
Au-delà des questions morales, la démocratie est-elle le système le plus efficace pour générer de la croissance économique ?
Quand vous regardez les données empiriques, il apparaît de façon extrêmement claire que la démocratie est davantage favorable à la croissance économique que tout autre type de régime. De manière générale, les pays où les institutions démocratiques sont les plus solides ont une meilleure croissance économique. Ce n’est pas le fruit du hasard : ils redistribuent mieux, ils investissent plus dans l’éducation et la santé, ils se débarrassent plus facilement des monopoles inefficients…
La Chine a développé une forte croissance économique sans libertés politiques. Est-ce une anomalie historique ?
Oui, le fait que la Chine ait connu autant de succès est en effet une sorte de surprise. Mais attention, il faut se souvenir d’où vient le pays. À ce titre les premières étapes du développement chinois ne sont pas si surprenantes : la Chine communiste était l’une des économies les plus dysfonctionnelles au monde.
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Leur première phase de croissance n’a été le résultat que d’une libéralisation très basique des prix et des secteurs agricoles et industriels. La deuxième phase de son essor s’est ensuite nourrie d’exportations alimentées par une main-d’œuvre bon marché. Avec un succès considérable, n'oublions pas que de nombreux pays ont essayé sans succès la même stratégie. Mais la Chine ne fait pas non plus exception unique. D’autres pays, comme la Corée du Sud et Taïwan avaient aussi réussi précédemment.
Aujourd’hui, se déroule la troisième phase, la plus déroutante a priori : celle où la Chine tente de devenir un leader technologique, dans des domaines comme l’intelligence artificielle. Ça, c'est une anomalie car historiquement, si les pays autoritaires croissent parfois rapidement, ils ne deviennent jamais des leaders technologiques.
Mais cette phase en cours n’est possible que parce que l’État chinois dépense énormément de ressources dans les secteurs d’avenir. La Chine possède aussi un avantage comparatif dans l’économie des données car elle peut avoir accès sans difficulté à toutes les meilleures datas disponibles. Il n’y existe pas de restrictions sur leur collecte, comme il peut y en avoir en Europe par exemple, où la vie privée numérique des individus est mieux protégée.
Et malgré tout cela, leurs technologies restent un peu en retard par rapport à l’Occident. Il est donc prématuré de dire que la Chine deviendra de façon certaine un leader technologique mondial. Et pour ce qui est de l’avenir de sa croissance… Je ne suis pas aussi optimiste que certains : un fort ralentissement me paraît inévitable. Les contradictions internes de son modèle, à force de favoriser à la fois l’exportation et la consommation intérieure, sont insoutenables.
À l’inverse, la croissance économique de la Chine peut-elle l’entraîner vers la démocratie ?
Non. L’idée selon laquelle il existerait une sorte de saut magique de la croissance économique vers la démocratie est erronée. Les faits ne la confirment tout simplement pas : il n’existe pas de processus automatique pour les pays qui, en s’enrichissant, deviendraient politiquement plus modernes, plus respectueux des droits de l’homme et des libertés.
Dans le cas chinois, l’histoire montre que les institutions autoritaires y sont profondément enracinées. Cela ne signifie pas qu’il est impossible de construire des institutions démocratiques en Chine ou que le peuple ne veut pas de la démocratie. Mais je ne ferais pas le pari d’une transition très rapide et sans heurt à la démocratie dans un futur proche.
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